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Rencontre avec l'ancien grand patron du "36"

Par Roxane

De l’Antigang à la Direction du 36


C’est sur la place Daumesnil que nous attendons le Commissaire Claude Cancès. Pas de plainte à déposer ni de crime à nous reprocher, nous attendons ce grand flic, “pur produit du 36” pour une interview. Cet homme a passé 35 ans au Quai des Orfèvres, 35 années, de 1963 à 1998, durant lesquelles il a pu toucher à tous les services : de l’Antigang à la Crim’, en passant par la Brigade Mondaine avant de devenir le grand patron du 36 Quai des Orfèvres en 1993.

L’affaire Jean de Broglie, les Irlandais de Vincennes, Thierry Paulin, Guy Georges, les attentats de 1995 ou encore Human Bomb, Claude Cancès est passé par toutes les grandes affaires parisiennes. Un grand flic, une figure emblématique, il fait partie de l’Histoire du 36. Qui d’autre, donc, pour écrire toute une bibliographie sur cette institution ? La Police pour les nuls, Les Seigneurs de la Crim’, La Brigade mondaine… Son dernier livre en date ? “Histoire du 36, Quai des Orfèvres”, sorti grâce à Mareuil Editions : des histoires qu’il a traitées aux affaires qui ont marqué la police parisienne (la Bande à Bonnot, l’affaire du Docteur Petiot…), c’est tout simplement la référence du 36.

Un homme tirant une grosse valise avec des lunettes noires s’approche de nous : “Hauts les mains !”, s’écrit-il. C’est en fait l’homme que nous attendons, au sourire malicieux et au regard taquin, il nous guide vers son café préféré pour répondre à nos questions.

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Pourquoi vous avez décidé de dédier toute une bibliographie au 36 Quai des Orfèvres ?

Je pensais que tout avait été déjà écrit, dit et et filmé sur le sujet. Je n’avais pas du tout l’intention d’écrire quoi que ce soit sur le Quai des Orfèvres. Mais un jour, mon fils, peu après son mariage, m’a demandé une faveur : “Papa, peux-tu écrire ton vécu, ça me ferait tellement plaisir…”. J’y ai réfléchi, et par hasard, 4 jours après, je reçois un appel d’un éditeur qui cherchait un ancien flic pour écrire l’Histoire de ce lieu. Je me suis donc mis à écrire, la première partie est un travail d’archives, et la deuxième partie, à partir des années 60, c’est beaucoup d’affaires que j’ai connues.

Le 36, c’est quoi pour vous ?

Dans ma vie, il y a eu ma femme, mon fils, mes amis et le boulot. Mais pendant 35 ans, j’avoue que c’est le boulot qui est passé avant tout. Entre collègues, quand on parlait du 36, on parlait de “la maison”. Les gars avec qui je bossais étaient plus que des collègues, c’était comme ma famille. Pendant 35 ans, j’ai eu un travail très agréable et je me sentais utile, c’était le plus important. Il n’y a pas une journée qui ressemblait à une autre, pas non plus une affaire criminelle qui ressemblait à une autre. C’est ça qui était passionnant : de travailler sur des “belles affaires” et d’arrêter les criminels. Je pense que je fais partie des flics qui sont tombés dans le chaudron du 36 et qui n’en sont jamais ressortis. Ce n’est pas que ce travail m’obsède car j’ai d’autres activités, comme le saxophone ou la randonnée, mais il n’y a pas une journée où je ne pense pas à cet endroit. Même si je voudrais l’oublier, je ne pourrais pas. Et quand je marche aujourd’hui dans Paris, rares sont les semaines où je ne passe pas sur les quais de Seine pour faire un petit coucou aux gars du 36… Et pourtant, tous les jours on fréquentait quand même la mort et la misère…  

Comment avez-vous atterri au 36 ?

A 20 ans, je n’avais pas du tout une bonne image de la police. Pour moi, le flic c’était l’empêcheur de tourner en rond, celui qui mettait les contraventions… Je ne me voyais pas du tout dans la police. En 1960, j’ai fait mon service militaire en Algérie, j’avais 22 ans quand je suis revenu en France, mais les études c’était pas vraiment mon truc. Il fallait que je trouve un boulot. Le rectorat m’avait trouvé une place de pion dans une petite ville du Gard et un jour en sortant du collège, j’ai vu une grande affiche apposée sur le devant de la Mairie : “La préfecture de Police recrute des bacheliers, officiers de Police adjoints. La Police un métier d’hommes”. Ce n’est pas du tout la dernière phrase qui m’a attiré, je suis d’ailleurs un de ceux qui a fait venir les premières femmes à la criminel. Mais il fallait bien que je bosse, je me suis donc renseigné au commissariat. J’ai donc été affecté à Paris dans une brigade territoriale : la Police Judiciaire de Pigalle, qui était rattachée au 36. Et quelques mois après, je me suis retrouvé à la Brigade Mondaine. A cette époque, je ne me voyais pas du tout passer les concours des commissaires, mais, heureusement, j’ai rencontré ma femme, ma gersoise, qui m’a stabilisé et m’a poussé à passer les concours de commissaire en 1972. Je passe donc le concours avec succès et je me retrouve éloigné du 36 pendant un an, car j’étais affecté à l’école Saint-Cyr de Mont D’Or. Mais rares sont les week-ends où je n’y allais pas faire un saut pour aller voir les copains, je ne pouvais plus me passer de ce lieu, c’était mon oxygène. C’est à ma femme, en grande partie, que je dois ma carrière.

Comment fait-on pour allier vie de flic au 36 et vie de famille ?

Je ne suis pas le seul à le penser mais ce métier de flic, ce n’est pas un métier de célibataire. Dans le sens où si l’on n’a pas un port d’attache pour s’échapper un peu, ce n’est pas possible. Ma femme était formidable. Quand j’étais à l’Antigang et que les radios relayaient les fusillades auxquelles je participais, je m’attendais, en rentrant à la maison, à voir une femme en pleurs. Je lui demandais si elle avait écouté la radio, mais elle me répondait toujours “Non, pourquoi ? Qu’est ce qu’il se passe ?”. En fait, elle m’a menti toute sa vie. Elle ne voulait pas rajouter un stress à la maison, en plus du stress au bureau. Et elle a été particulièrement extraordinaire lors de la mort d’un des mes amis Jacques Capela à l’ambassade d’Irak. On ne parlait jamais de boulot à la maison, elle apprenait des choses sur mon boulot seulement quand on invitait des amis du 36. Sinon, elle faisait l’effort de me parler d’autre chose.

En 1993, vous devenez grand patron du 36. Vous étiez quel genre de patron ?

Je connaissais très bien ma maison, puisque j’étais rentré par la petite porte et en 1993 j’ai été nommé patron, donc 30 ans plus tard. Ma grande joie, c’était que les collègues m’appellent “patron” et non pas “Monsieur le Directeur”. Dans le mot “patron”, il y a à la fois de l’affection et du respect. Vu que je connaissais le 36 par coeur, personne ne pouvait m’apprendre le boulot, je ne me suis jamais laissé influencer par la hiérarchie, on ne m’a jamais imposé de faire quelque chose que je ne devais pas faire, même les ministres, pour les affaires “d’Etat”. A l’époque c’était une grosse usine, on était presque 3000 fonctionnaires. Mais, heureusement, dans une grosse boutique comme ça, il y a des sous-directeurs, donc si ce sont des sous-directeurs de qualité, il n’y avait aucun souci pour déléguer le travail. L’avantage de ce boulot c’est que, certes, il y avait des filtres, mais j’étais au courant de tout ce qu’il se passait et je suivais plusieurs affaires différentes du début jusqu’à la fin.

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Pouvez-vous nous définir le 36, Quai des Orfèvres en 3 mots ?

Je dirais “maison”, “solidarité” et “humilité”. Ce sont les 3 mots qui me viennent le plus spontanément. “Humilité” parce que face à toutes les misères auxquelles on est confrontés, on voit le côté le plus sombre de l’être humain, mais sans jamais désespérer. Je considère que l’Homme est bon et que c’est la société qui le condamne. D’ailleurs j’ai constaté à la suite de l’écriture de mon livre que tous les criminels qui sont évoqués dans l’histoire du 36 Quai des Orfèvres, de Bonnot, à Guy Georges en passant par Thierry Paulin, ont eu une enfance malheureuse et difficile. Par exemple, on a appris que Violette Nozières, qui avait voulu empoisonner ses parents, avait été violée par son père quand elle était petite fille. Quand on était face à des criminels, oui, on essayait de comprendre ce qu’il s’était passé dans leur vie pour qu’ils en arrivent là. Le flic se pose toujours 2 questions : pourquoi et comment ? Où passe la frontière entre le bien et le mal, l’ordre et le désordre, l’acte légal et l’illégalité et la folie et la raison ?

Est-ce qu’il y a une odeur ou un bruit qui marque et qui symbolise pour vous le 36 ?

Il y a effectivement une odeur particulière quand on monte les 148 marches du 36, une odeur qu’on ne retrouve pas ailleurs. Il faut dire que c’est un peu une odeur “crado”, l’odeur de l’escalier en lino, l’odeur des murs jaunis… Si je devais retenir un bruit, ce serait le bruit des bateaux-mouches qui passaient sur la Seine jusqu’à minuit, quand j’étais à la Crim’. Il y avait le bruit mais aussi la lumière des réverbères. A partir de minuit, c’est le silence qui me marquait. Jusqu’au petit matin, c’était le calme plat. Un calme qui contrastait avec le bourdonnement de tous les jours au 36 : ça monte, ça descend, ça cavale… Mais la nuit, quand tu es seul avec ton suspect, il y a un calme impressionnant ! Et ça, ça m’a marqué.

Quelle est l’affaire qui vous a le plus touché ?

Celle qui m’a fait le plus mal, c’est la fusillade à l’Ambassade d’Irak en 1978. J’ai perdu un ami, un de mes collègues, Jacques Capela. On avait débuté ensemble. Il est mort à mes côtés, dans cette voiture dans cette fusillade, lors de la prise d’otage de l’Ambassade. Ce jour-là, il était censé être en vacances. Il a entendu à la radio que ses copains étaient pris dans une fusillade, il a voulu partir nous rejoindre, et c’est lui qui en est mort… La prise d’otage de Human Bomb de la maternelle de Neuilly, en 1993, m’a aussi beaucoup marqué… Parce que les personnes qui étaient prises en otages étaient tout simplement des enfants. Pasqua et Sarkozy ont tout de suite compris qu’il fallait faire confiance au chef du service opérationnel et au RAID, et ils ont vraiment bien bossé.  

Comment vous imaginez le 36 dans 50 ans ?

Je n’imagine pas, mais j’espère que la tradition, c’est-à-dire, l’aspect humain de l’enquête sera toujours là. C’est important. On a fait un bond dans la modernisation de la police avec la police scientifique, les grands fichiers, l’ADN etc… Mais du coup, le jeune flic peut avoir un peu trop tendance à se reposer sur ces techniques modernes. Mais rien ne remplacera jamais le flic qui viendra frapper à la porte des gens pour obtenir une information. La façon de travailler a évolué mais pour l’instant les flics ont compris qu’il ne fallait surtout pas perdre de vue l’aspect humain tout en faisant confiance aux techniques modernes.

Le 36 déménage aux Batignolles, le 36 sera toujours le 36 ?

Franck Heriot, un de mes collègues qui a travaillé avec moi sur le livre a dit : “Ce sont les hommes qui fabriquent la mémoire des pierres, et pas le contraire”. C’est une très jolie phrase. Je crois que l’âme du 36, elle ne se transportera pas. C’est vrai que les vieux flics comme moi vont avoir un pincement au coeur, quand vous montez pendant 35 ans les fameuses 148 marches, les souvenirs que vous avez… Ils sont nombreux ! On entend souvent que le 36 est devenu inadapté, mais il n’a jamais été adapté ! Donc c’est plutôt une bonne chose que le 36 déménage. Mais où qu’il soit, il restera toujours le 36.

Propos recueillis par Pauline Hayoun

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Histoire du 36 quai des Orfèvres, Claude Cancès, Mareuil Editions

Propos recueillis par Pauline Hayoun