La Belle Époque marque du même coup le triomphe du positivisme. En pleine révolution industrielle, des machines en tout genre se déploient à Paris, et laissent libre cours à l’imagination de leurs contemporains. Parmi eux, Albert Robida (1848-1926), illustrateur de presse satirique et écrivain de livres de jeunesse, a imaginé un Paris fantasque de la fin du XXe siècle à travers sa trilogie de romans d’anticipation.
L’illustration satirique
Après avoir passé son enfance à Compiègne, Albert Robida se rend à Paris dès l’âge de 18 ans pour trouver du travail. Le jeune homme se dirige en premier lieu vers le notariat, une activité qui ne manque pas de l’ennuyer, si bien qu’il commence à esquisser quelques caricatures lors de ses pauses, jusqu’à réaliser un petit ouvrage satirique dénommé Le Manuel du parfait notaire. Après avoir quitté ses fonctions, Robida persévère dans le dessin, et commence à illustrer la presse hebdomadaire, comme le Journal amusant dès 1866.
Ses œuvres plaisent tout particulièrement pour leur satire des mœurs, comme dans Paris-Caprice, Le Polichinelle ou Paris Comique. Installé dans le quartier de Belleville, Robida relève les caractéristiques de certains types sociaux dans La Vie Parisienne, où son sujet de prédilection est la Parisienne, une femme moderne, élégante et indépendante qui devient un fantasme encore fortement ancré dans l’identité de la ville. Robida documente aussi les insurrections qui ont lieu lors de la Commune à travers une série de croquis publiés dans Chronique illustrée ou Le Monde illustré. Ses nombreuses contributions lui font peu à peu acquérir une renommée en tant qu’illustrateur dans le Tout-Paris.
Le monde d’ici et d’ailleurs
Après plusieurs années de collaborations avec les journaux, Robida décide de fonder son propre hebdomadaire La Caricature avec Georges Decaux, qui va rester l’un de ses principaux éditeurs. Rédacteur en chef, il y développe – comme son nom l’indique – l’art de la satire en reprenant des sujets d’actualité nationale et internationale aux côtés d’une confrérie de dessinateurs célèbres de son temps, comme Caran d’Ache, Job, Maurice Radiquet ou Bach. La rédaction n’épargne personne, même pas les artistes et gens de lettres comme l’exubérante Sarah Bernhardt – qui a l’habitude d’apparaître dans toutes les unes – ou encore Émile Zola en pleine réflexion sur le naturalisme.
À côté de son activité dans la presse, Robida illustre et écrit aussi un grand nombre de livres de jeunesse : 71 au total, dont La Tour enchantée ou Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart. Ses paysages imaginaires, qui grouillent de petits personnages colorés, parfois de machines volantes et d’architectures d’inspiration médiévale, invitent alors à la rêverie.
Parfois dessinateur, parfois écrivain, il touche à différents univers, allant du fantastique au roman historique, en passant par le burlesque, le picaresque, le conte et l’anticipation. On lui doit aussi l’illustration de certaines grands classiques de la littérature, comme Les Cents Contes drolatiques d’Honoré de Balzac ou les Mille et une nuits.
Anticiper le XXe siècle
Difficile de ne pas faire un parallèle entre les Voyages extraordinaires de Jules Verne et l’univers post-industriel inventé par Robida. En 1879, ce dernier a d’ailleurs publié ses Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde et dans tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne.
Dans ce roman, le héros, élevé par des singes, rencontre lors de son voyage les différents personnages des livres de Verne. Fasciné par les récits de voyage, Robida puise à son tour son inspiration dans les inventions techniques qui se multiplient en pleine révolution industrielle. Dans sa trilogie d’ouvrages d’anticipation Le Vingtième Siècle (1883), La Guerre au vingtième siècle (1887) et La Vie électrique (1892), il imagine la société de la fin du XXe siècle envahie de machines en tout genre, surplombant des villes aux grands immeubles rocambolesques.
À travers ces nouvelles machines, Robida s’intéresse aussi aux inévitables métamorphoses sociales qu’elles engendrent. Les transports sont facilités par la voie aérienne, et les foyers ne comptent désormais plus que sur les appareils technologiques pour faire la cuisine et le ménage. Tout comme ses contemporains, Robida s’inscrit dans un réel positivisme. À travers ces innovations plus ou moins farfelues, il illustre toutefois une évolution des mÅ“urs qui est étonnement bien dépeinte : la femme est désormais indépendante et électrice, tandis que la peine de mort est abolie. En parallèle, ce bouleversement cause du surmenage et de la pollution, une parfaite illustration des enjeux de notre époque contemporaine.
Les drôles d’inventions
Une chose est certaine, Robida ne manquait pas d’imagination. À travers ses villes imaginaires, celui-ci invente plusieurs objets technologiques, tels que les tubes terrestres à grande vitesse, les saisons régularisées avec pluie sur demande, ainsi que le fameux « téléphonoscope ».
Décrite dans La Vie électrique, cette machine, qui s’apparente à la télévision plusieurs décennies avant sa création, permet ainsi d’observer des actualités, des cours ou des pièces de théâtre depuis son foyer. S’il n’a pas pu concevoir le téléphonoscope, Robida a toutefois décidé de raconter ses histoires autrement que sur papier en s’emparant du célèbre cabaret du Chat Noir de Rodolphe Salis pour concevoir un théâtre d’ombres.
La plupart de ces histoires se déroulent à Paris, la Ville-Lumière qui rayonne à l’international avec ses fameuses expositions universelles de la Belle Époque. Robida a d’ailleurs lui-même participé à l’Exposition universelle de 1900 en présentant une reconstitution du « Vieux Paris » : cette attraction, construite sur pilotis, était alors installée entre le pont de l’Alma et la passerelle de Billy. Les visiteurs pouvaient explorer cette ville dans la ville, en se rendant dans ses monuments, ses théâtres et ses restaurants, tout en rencontrant ses habitants en costume d’époque. Une conception qui place Robida comme un héritier du romantisme, fasciné par le pittoresque propre à l’époque médiévale.
Romane Fraysse
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Image à la une : Albert Robida, La Sortie de l’opéra en l’an 2000, vers 1882