L’atelier d’Alberto Giacometti fait sûrement partie des lieux de création les plus célèbres de ces derniers siècles. Située dans le 14e arrondissement, au croisement de la rue Hippolyte-Maindron et de la rue du Moulin-Vert, cette modeste bâtisse a été construite par un marchand de bustes au début du XXe siècle, sans savoir qu’elle accueillerait durant quarante années le célèbre créateur de L’Homme qui marche.
Une caverne de famille
Après avoir vagué d’adresses en adresses, c’est le 1er décembre 1926 qu’Alberto Giacometti signe le bail de ce qu’il nomme sa « caverne-atelier », un modeste espace de 24 m2 situé dans le quartier d’Alésia. Au rez-de-chaussée d’un ensemble d’ateliers d’artisans, elle se compose d’une pièce à l’italienne avec une large baie vitrée donnant sur une étroite cour, et d’un escalier conduisant à une petite sous-pente lui servant de remise.
Vétuste, sombre et mal isolé, le lieu lui offre peu de confort et ne se meuble que d’objets de première nécessité. Le sculpteur commence par installer un lit au fond de la pièce défraichie. L’hiver, il se chauffe avec un petit poêle à charbon et ne peut trouver de l’eau qu’à la fontaine publique, le seul robinet de la cour étant systématiquement gelé. De sérieuses contraintes auxquelles s’ajoutent les multiples inondations dues à une toiture défectueuse. Pourtant, malgré ces nombreux aléas, Giacometti ne cessera jamais de nourrir un réel attachement pour cet atelier qu’il gardera intact jusqu’à sa mort.
Ainsi, au fur et à mesure des années, cette précieuse adresse verra circuler tout l’entourage de l’artiste. Dès 1923, celui-ci décide d’annexer l’atelier d’en face pour y installer son frère Diego afin qu’il l’assiste. Puis, au lendemain de la guerre, il récupère les deux pièces contiguës pour y aménager une chambre avec sa future épouse Annette Arm d’une part, et un dépôt surnommé « l’atelier du téléphone » d’autre part. C’est dans cette « caverne » faite de bric et de broc que Giacometti accueille nombre d’intellectuels et d’artistes avec lesquels il lie de sincères amitiés, tels que Beauvoir, Sartre, Genet, Man Ray, Doisneau ou Cartier-Bresson. Frêle et bancal comme ses personnages, l’atelier devient pourtant un véritable lieu de convivialité, que le sculpteur se plaît à définir comme « deux petits pieds qui marchent ».
De l’artiste à l’atelier
Peu à peu, ce lieu pourtant si vétuste devient pour l’artiste une partie intégrante de son œuvre, prolongeant ses gestes et nourrissant ses idées. Dans cet entremêlement de tables, sellettes, pinceaux, chevalets et tabourets, Giacometti dresse ses figures inachevées et recouvrent les murs de graffitis en tout genre. Sur le sol, une croix rouge indique aussi l’emplacement exact sur lequel ses modèles doivent poser durant de longues heures.
Ainsi, dans cet apparent désordre, chaque objet joue en réalité un rôle essentiel, si bien que l’artiste est lui-même capable de se les représenter en pensée lors de son exil suisse durant la guerre : « J’ai mon atelier dans la tête, comme si dans mon crâne, il y avait réellement en réduction l’atelier même avec son espace et sa lumière, avec tous les objets dedans exactement à leur place et la poussière et les petits éclats de plâtre par terre auxquels je pense avec tant de plaisir intense comme s’ils me souriaient », écrira-t-il à un ami en 1945.
En retrouvant son atelier, le sculpteur recommence à gribouiller des carnets à n’en plus finir, graver dans les parois de sa caverne, modeler le plâtre autour de ses longs fils de fer. Dans ce laboratoire grisâtre, il prend peu à peu la couleur des murs et revêt la même sobriété. L’artiste, l’œuvre et l’atelier, tous trois sont proches de s’effondrer, de se dissoudre en un vaste amas de poussières. Ils deviennent inséparables à tout jamais. C’est en effet ici que naîtra, pendant 40 ans, la quasi-totalité de la création de Giacometti.
Romane Fraysse
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Photo de Une : Robert Doisneau, Alberto Giacometti dans l’atelier, décembre 1957
© Fondation Giacometti, Paris / Adagp © Robert Doisneau