Son nom est associé de près aux avant-gardes du tournant du XXe siècle. Avec sa galerie montmartroise, Ambroise Vollard s’impose peu à peu comme un véritable mécène, ne craignant pas de s’attirer les foudres des plus conservateurs. Par son regard perspicace et son indépendance assumée, il s’est établi comme l’un des plus grands défenseurs de l’art moderne.
Les premiers pas parisiens
Son enfance, Vollard la passe sous le soleil de la Réunion. Aîné d’une famille de 10 enfants, il garde des souvenirs heureux de cette île idyllique. Son grand-père, qui voulait être peintre, lui partage son goût pour les arts. Le petit Ambroise est notamment marqué par l’une de ses lettres, dans laquelle il évoque le « divin Ingres » : « divin » résonne alors en lui comme un éclat. Plus tard, c’est dans son jardin luxuriant qu’il se fait collectionneur : d’abord de galets, à 4 ans, puis de morceaux de vaisselle cassée. Il est émerveillé par ces petites trouvailles qu’il garde près de lui comme de précieuses icônes.
Mais pour suivre des études de droit, Vollard doit quitter son île natale pour se rendre à Montpellier, avant de rejoindre Paris. Ses premières heures dans la capitale pèsent alors comme un véritable châtiment. « Ce que j’aperçus d’abord, ce furent des rues tristes, noyées sous une petite pluie pénétrante ». A travers la fenêtre de son hôtel, rue Toulier, l’exilé découvre avec ennui une ville plus vaste mais moins intime que son havre réunionnais. Paradoxalement, c’est durant la guerre que sa sensibilité esthétique s’éveille enfin dans la capitale. Le jeune homme est émerveillé par les rues vides et sombres, seulement éclairées par la Lune. La vue de l’église du Sacré-Cœur, au loin, lui apparaît alors « comme l’appel d’une cité mystérieuse qui venait de surgir devant [lui] ». Vollard est conquis.
Il ne passe alors que peu de temps sur les bancs de la faculté, préférant flâner sur les quais et le long des vitrines, où il découvre tout un tas de dessins et de gravures. Un jour, il décide pour la première fois d’acquérir pour quelques francs un tableau de Camillo Innocenti représentant des paysans dansant devant l’âtre. Vollard comprend alors très vite que l’époque est propice à l’achat de chefs-d’œuvre à des prix dérisoires. Peu de temps après, il acquiert aussi un Nu d’Auguste Renoir qu’on lui vendit pour 150 francs sans même daigner le regarder, et une illustration de Félicien Rops.
En quelques années, Vollard développe ainsi un regard critique très indépendant sur l’art contemporain qui est pourtant si souvent dénigré. L’une de ses premières ingéniosités est certainement de ne pas s’arrêter au seul achat d’une œuvre, mais de chercher ensuite à rencontrer l’artiste. C’est ce qu’il fait avec Rops : après avoir frappé à sa porte, les deux hommes se lient rapidement. Vollard est alors souvent convié à dîner chez le peintre, où il fait la rencontre de nombreux admirateurs des impressionnistes. Pour la première fois, il lui parle de son envie de devenir marchand d’art, et de bouche à oreille, finit par atterrir dans la boutique d’un certain Alphonse Dumas, dénommée l’Union Artistique. Mais dans cette enseigne, c’est tout le contraire de la modernité : on exècre les impressionnistes et l’on privilégie l’art académique. Dumas refuse d’exposer dans ses vitrines ces nouveaux peintres par peur d’« effrayer la clientèle ». Bien que Vollard parvienne rapidement à vendre plusieurs Manet, le marchand n’est pas davantage convaincu. Lassé par son esprit réactionnaire, le jeune Ambroise finit par quitter son poste et décide de se lancer seul dans son entreprise.
La galerie montmartroise
En 1890, à 24 ans, Ambroise Vollard s’installe sur la butte Montmartre où il place son logement et son « magasin » dans deux petites pièces mansardées. Là, il reçoit quelques clients avertis et amis proches. Mais c’est véritablement en 1893 qu’il ouvre sa première galerie, au 37 rue Laffitte.
Là, face aux critiques, il est l’un de seuls à vendre des toiles de Manet, Redon, Gauguin, Caillebotte ou Matisse. Il accorde sa confiance à ces jeunes artistes dont il achète la totalité de leur atelier, bien qu’ils ne soient pas reconnus. Si sa motivation est évidemment financière, il n’en reste pas moins engagé dans sa lutte pour la reconnaissance des artistes. Il sera d’ailleurs le premier à exposer Cézanne et Picasso en France, préférant ignorer les dénigrements. Demeurant stoïque et indolent, il a l’habitude de provoquer l’indignation chez ses clients, dont l’un aurait déclaré devant un Renoir : « Si j’avais 400 francs de trop, j’achèterais cette toile pour la brûler devant vous dans votre cheminée, tant cela me peine de voir Renoir représenté par un nu si mal dessiné ». Il est plaisant de savoir que cette Femme nue a finalement été acheté 25 000 francs par Rodin et s’expose aujourd’hui dans son musée parisien.
A la même époque, ces peintres « qui ne savaient pas dessiner » étaient refusés dans les institutions. Un ami demande alors à Vollard de convaincre le conservateur du musée du Luxembourg de garder les « refusés » dans le grenier – qui n’étaient autre que Renoir, Sisley, Cézanne ou Manet – afin de pouvoir les exposer si le vent vient à tourner. Mais son refus est catégorique. Malgré tout, Vollard commence de plus en plus à se faire connaître dans le milieu. Son indépendance et sa détermination en font une figure incontournable, auprès de laquelle les artistes peuvent trouver de la reconnaissance.
Sa nouvelle galerie, au 6 rue Laffitte, devient aussi un véritable lieu de rendez-vous pour les modernes. De 1900 à 1908, il organise notamment des « dîners dans la Cave » réunissant Apollinaire, Jarry et toute la coterie d’artistes montmartroise. On doit d’ailleurs à Bonnard un tableau représentant cette fameuse cave lors d’un soir festif.
Sur la toile
Figure essentielle de l’art moderne, Ambroise Vollard a permis de révéler un grand nombre d’artistes de son époque. Ceux-là en font alors leur modèle, séduits par son visage calme et désabusé. On retient un tableau de Renoir, le représentant songeur face à une statuette. Bonnard le représente davantage dans son intimité, assis sur une chaise avec son chat sur les genoux, et entouré d’une multitude de tableaux.
Quant à Cézanne, il le représente élégamment à travers une figure sereine et déterminée, bien que l’exercice ait été fastidieux. Le marchand ne cessait de se déplacer, ce qui avait le don d’agacer le peintre : « Malheureux ! Vous avez dérangé la pose ! On doit poser comme une pomme. Est-ce que ça remue, une pomme ? ». Finalement, après une centaine de séances, Cézanne a conclu : « Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise ».
Toutefois, l’un des plus célèbres portraits est sûrement le tableau cubiste peint par Picasso. A travers les fragments, on reconnaît bien Vollard, le regard baissé et l’air impassible.
L’édition, une autre passion
D’Ambroise Vollard, on connaît moins l’intérêt pour la littérature. Il est pourtant passionné par les auteurs de son temps, et notamment par l’Ubu roi de Jarry. A côté de sa galerie, il se lance alors dans l’édition sous le nom de « Ambroise Vollard, éditeur » et publie de nombreux poètes dans des recueils ornés par ses amis artistes. Parmi les plus connus, on note Les Fleurs du mal illustrées par Bonnard ou les Fables de La Fontaine par Chagall. En tout, il publiera 44 ouvrages et 80 gravures, dont Le Chef-d’œuvre inconnu par Picasso.
A côté de cela, Vollard a à cœur de relater sa vie, ses rencontres, ses aspirations. Dans Souvenirs d’un marchand de tableau, il dévoile de nombreuses anecdotes sur son enfance, son entrée dans la vie parisienne et ses années en tant que marchand. Par son esprit critique et sa modernité, il révèle le rôle fondateur qu’il a joué dans la promotion des avant-gardes et la compréhension de nouvelles formes esthétiques.
Romane Fraysse
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