L’idée selon laquelle les frères Lumière auraient inventé le cinéma a la vie dure dans l’imaginaire collectif. C’est oublier tout un champ de la création qui se joue à la fin du XIXe siècle chez de nombreux inventeurs de jouets optiques, à commencer par Emile Reynaud à qui l’on doit la projection des premiers dessins animés de l’histoire dès 1892.
Emile Reynaud, un bouillonnement inventif
Peu de personnes seraient capables de citer le nom d’Emile Reynaud, qui reste pourtant l’un des pionniers du cinéma. Né à Montreuil en 1844, cet enfant créatif apprend dans l’atelier de son père, mécanicien de précision, à graver les médailles et les horlogers dès le plus jeune âge. De son côté, sa mère institutrice et ancienne élève du peintre Pierre-Joseph Redouté lui transmet le goût pour l’érudition et le dessin.
C’est dans ce champ fertile que le petit Reynaud construit très tôt tout un tas de machines plus inventives les unes que les autres. A treize ans, seul dans sa chambre, il construit par exemple un théâtre d’ombre et une machine à vapeur miniature. Un an plus tard, en 1858, il part à Paris et commence à travailler à la réparation d’instruments d’optique, puis comme opérateur chez le portraitiste Adam-Salomon, avant de s’installer en tant que photographe indépendant.
Mais sa curiosité ne s’arrête pas là  : son séjour parisien permet à Reynaud de suivre les cours publics de l’Abbé Moigno. Dans la capitale, ce prêtre mathématicien a vulgarisé de nombreux sujets scientifiques comme l’art de la projection lumineuse, présentant les différents éclairages aux huiles, aux essences, au magnésium, au gaz ou encore, à la lumière électrique. Fasciné, Reynaud ne tarde pas à devenir son assistant et à transmettre lui-même tout son savoir lors de conférences parisiennes. En parallèle, il ne perd pas son goût pour le dessin et illustre le Dictionnaire général des sciences théoriques et appliquées du naturaliste Adolphe Focillon.
C’est au décès de son père en 1865 que Reynaud quitte Paris pour s’installer avec sa mère au Puy-en-Velay. Ses conférences scientifiques passionnent alors les locaux, venus admirer des multiples expériences telles que la cristallisation de sels dans l’eau. Pour mener à bien son enseignement, il développe alors un système permettant de projeter des illustrations sur grand écran. C’est ainsi que naît le praxinoscope en 1876, alliant son attrait pour l’ingénierie et le dessin.
Les pantomimes lumineuses, au berceau du cinéma
Remonté à Paris en 1877, Reynaud s’applique à fabriquer et commercialiser son tout nouveau Praxinoscope. Ce jouet optique permet ainsi de créer l’illusion du mouvement par le procédé de miroirs tournants autour d’une bande composée de plusieurs dessins à animer. Ainsi, le système est fait de telle sorte que l’œil puisse voir lisiblement chaque vignette qui se succède tout en donnant le sentiment d’une continuité.
Cette technique de bande tournante, il la doit au zootrope de William George Horner. Néanmoins, l’ajout de miroirs en fait un appareil révolutionnaire pour sa capacité à projeter des images sur un écran. Ainsi, pour le présenter au public, Reynaud développe une forme particulière du praxinoscope : le Théâtre optique. Là , il illustre et colorie les premiers dessins animés du cinéma auxquels il donne le nom de « pantomimes lumineuses ».
Dès le 28 octobre 1892, trois ans avant les Frères Lumières, il réalise ses premières projections payantes dans le Cabinet fantastique du musée Grévin, qui seront du même coup les premières projections d’images animées sur grand écran de l’Histoire. Ainsi, dans la salle obscure, le public est invité à contempler de petites histoires accompagnées par une musique originale spécialement composée par Gaston Paulin. Un spectacle véritablement inédit, qui attire plus d’un demi-million de spectateurs entre 1892 et 1900.
On y découvre Un Bon bock (1888), Clown et ses chiens (1890) ou Pauvre Pierrot (1891). Ces saynètes colorées dévoilent toujours des récits oniriques de quelques minutes que Reynaud anime lui-même, pouvant ralentir, accélérer ou arrêter les bobines tant qu’il le souhaite. Aujourd’hui, le seul qui nous est parvenu est Pauvre Pierrot, dans lequel une lanterne magique projetait trois personnages en mouvement, tandis qu’une seconde se concentrait sur le décor fixe. Pour un premier essai, il est surprenant d’assister à une animation des personnages aussi maîtrisée. Par les va-et-vient de Pierrot dans la cour de Colombine, on ne peut que constater à quel point ce pantomime lumineux a durablement inspiré l’histoire du cinéma, voire celle des jeux vidéo.
Une vague de désespoir à l’ombre des Frères Lumière
Ces nombreuses projections rencontrent un fort succès qui grave Emile Reynaud à jamais dans l’Histoire, bien que celle-ci ne lui rende pas justice comme elle le devrait. Et cela peut notamment s’expliquer par le contrat abusif qui le lie au musée Grévin. Ayant rapidement saisi l’immense potentialité du Théâtre optique, la direction interdit d’emblée à ce fabuleux inventeur toute autre projection de ses pantomimes hors du musée. De plus, la pellicule couleur n’existant pas encore, Reynaud se trouve dans l’impossibilité de faire des copies de ses créations pour d’autres salles.
Face à ces difficultés, il tente d’utiliser le film noir et blanc avec ce qu’il nomme les « photos-peintures-animées », mais l’œuvre ne rencontre pas son public et le praxinoscope décline. A cela s’ajoute sa concurrence avec les frères Lumière et leur cinématographe présenté en 1895, un dispositif qui ne cesse de faire parler de lui grâce à sa haute technicité faisant suite à une série d’inventions mécaniques. L’un deux, dénommé Antoine, avait justement découvert la projection d’images animées par le biais du Théâtre optique de Reynaud. Il faut donc lutter contre l’idée selon laquelle les deux inventeurs auraient réalisé les premiers films du cinéma : en réalité, on leur doit la première projection collective gratuite de films photographiques sur grand écran. Mais avant eux, Reynaud a projeté les premiers dessins animés du cinéma dès 1892.
Malgré cette date historique, on l’assigne souvent de manière assez dédaigneuse au « précinéma ». Déjà à l’époque, face au désintérêt progressif de son Théâtre optique, Reynaud jette par désespoir ses pantomimes lumineuses dans la Seine, ne nous laissant comme témoignage que deux Å“uvres au berceau du septième art : Pauvre Pierrot et Autour d’une cabine (1893). Son échec à créer un cinéma en relief le conduit alors tout droit vers la dépression. Conscients du potentiel du cinéma naissant, les frères Lumière ont quant à eux poursuivi leur trajectoire, tournant avec leurs opérateurs pas moins de 1400 films, ce qui explique leur célébration actuelle au détriment du fantastique Emile Reynaud.
Romane Fraysse
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A voir : Pauvre Pierrot (1891) et Autour d’une cabine (1893)