
Sous le Second Empire, deux grands procès littéraires ont profondément marqué les esprits : celui de Gustave Flaubert pour son roman Madame Bovary, et de Charles Baudelaire pour son recueil Les Fleurs du mal. Tous deux accusés d’« outrage à la morale publique » en 1857 par le même procureur, Ernest Pinard, ces écrits sont désormais célébrés comme des chefs-d’œuvre de la littérature française. Un épisode qu’il est bon de se remémorer pour éclairer notre société sur les nuances entre fiction et approbation.
L’outrage en droit français
La liberté d’expression est une idée moderne. De l’injure à l’outrage, offenser a longtemps été fortement préjudiciable. À partir du Moyen Âge jusqu’à la Révolution française, l’injure et le blasphème sont restés intimement liés, notamment lorsqu’il s’agissait de textes sacrés, de représentants du clergé, ou bien sûr, du roi de France. Les condamnations varient alors selon si l’injure est privée ou public, et selon la fonction de la personne calomniée. En France, une loi du 17 mai 1819 condamne l’outrage à la religion, à la morale publique et aux bonnes mœurs. Ainsi, toute publication, exposition, vente ou chanson jugée obscène – notamment pour son caractère érotique – est condamnée. Ce qualificatif disparaît avec la réforme du Code pénal en 1994 pour ne plus concerner que des représentants d’État, des magistrats ou des travailleurs du service public.

Depuis l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 dédiée à la liberté de la presse : « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ». Selon le Code pénal, l’outrage concerne quant à lui les « paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie ».
De la censure en littérature
Qu’elle soit un essai ou une fiction, l’œuvre littéraire ne passe pas entre les mailles de la loi. Sous l’Ancien Régime, les auteurs devaient transmettre leurs manuscrits à un censeur royal, qui les autorisait ou non à imprimer leur texte. Sous la Révolution française, la censure est abolie, mais la condamnation demeure pour tout outrage aux bonnes mœurs. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 proclame ainsi que tout citoyen peut « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Très puritain, le Second Empire est particulièrement sévère avec les écrivains. De nombreuses poursuites sont engagées contre des écrits jugés « immoraux », alors même que la société de plus en plus libérale prône les loisirs profanes. Néanmoins, cela n’empêche pas les contemporains d’être scandalisés par des textes qui portent un regard réaliste sur leur époque. De même, la presse a plutôt tendance à attirer l’attention de la justice sur des propos qui lui semblent obscènes, et prend un certain plaisir à s’attarder sur les polémiques.
Flaubert et son Emma
L’un des procès littéraires les plus retentissants du Second Empire est celui de Gustave Flaubert, pour la désormais célèbre Madame Bovary. Publié par épisodes dans la Revue de Paris, le texte subit plusieurs coupures afin d’éviter tout avertissement, qui ont été précisées par l’auteur dans une note en marge. Une remarque qui n’est pas passée inaperçue, si bien que le roman a été signalé au procureur impérial, Félix Cordoën, qui s’est rapidement emparé de l’affaire. Flaubert, son imprimeur Pillet, et le gérant de la revue Léon Laurent-Pichat sont alors poursuivis pour infraction à la loi du 17 mai 1819, et comparaissent à la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine, le 29 janvier 1857.

Le procureur Ernest Pinard condamne ce roman à la « couleur lascive », qui sublime l’adultère avec une héroïne qui « meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ». En réponse, l’avocat de l’écrivain, maître Jules Sénard, plaide pour une œuvre morale illustrant le résultat d’une mauvaise instruction religieuse chez une jeune femme, s’abandonnant alors aux « rêvasseries ».

Il démontre également l’influence des auteurs ecclésiastiques dans cet écrit, à l’instar de Bossuet ou Massillon. Finalement, le 7 février 1857, le tribunal décrète que le roman est contraire aux bonnes mœurs, tout en acquittant les trois prévenus. Quelques mois plus tard, Charles Baudelaire écrira : « La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion ».
Baudelaire et les bonnes mœurs
Toutefois, cette même année, Charles Baudelaire subit lui-même les foudres d’Ernest Pinard avec son sulfureux recueil Les Fleurs du mal. Là encore, la presse s’indigne sur plusieurs poèmes et attire l’attention de la justice. Face aux accusations d’obscénité, l’auteur répond que « le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité » et demande à ses amis de défendre son œuvre dans certains journaux. Parmi eux, Édouard Thierry écrit dans Le Moniteur universel : « Le poète ne se réjouit pas devant le spectacle du mal. Il regarde le vice en face, mais comme un ennemi qu’il connaît bien et qu’il affronte ».

Sans avoir été publié, Jules Barbey d’Aurevilly affirme : « la torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son ivresse ! », tandis que Charles Asselineau dit très justement : « Ce qui manque aujourd’hui aux hommes d’un vrai mérite, aux artistes graves et convaincus, ce n’est donc pas le bon vouloir du public ; le public ne demande qu’à faire des succès, parce qu’il veut jouir. Ce qui leur manque, c’est le concours loyal, désintéressé de ceux à qui le public, trop occupé et trop affairé, a dévolu la charge de l’éclairer et de l’avertir, de faire pour lui le dépouillement des réputations, et qui, à force de lui crier au loup pour des ombres, finissent par l’endormir dans son indifférence. »

Malgré tout, le 7 juillet 1857, un rapport est présenté au ministre de l’Intérieur par la direction générale de la Sûreté publique qui considère Les Fleurs du mal comme « un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale ». La police saisit alors les exemplaires, et le procès est prévu au 20 août.
Un procès historique
Lors du procès, c’est une nouvelle fois Ernest Pinard qui dénonce l’immoralité des Fleurs du mal à la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine. En retenant 13 poèmes, le procureur accuse le recueil de manquer « au sens de la pudeur » et de se complaire dans un enchaînement de « peintures lascives ». Malgré une plaidoirie rétorquant que « l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation », et malgré la lecture des nombreux éloges rédigés par ses amis, l’œuvre est condamnée pour « délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs », à cause de « passages ou expressions obscènes et immorales ».

Baudelaire et son éditeur Auguste Poulet-Malassis doivent respectivement payer une amende de 300 et 100 francs. Ils ont aussi pour ordre de retirer six poèmes de l’ouvrage, qui sont « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », l’une des « Femmes damnées », « Lesbos » et « Les Métamorphoses du Vampire ». Ceux-ci ne seront autorisés à la publication en France qu’à partir du 31 mai 1949.

Face à ce verdict, c’est au tour de Flaubert d’être indigné et de soutenir le poète dans une lettre : « Je viens d’apprendre que vous êtes poursuivi à cause de votre volume […]. Ceci est du nouveau : poursuivre un livre de vers ! Jusqu’à présent, la magistrature laissait la poésie fort tranquille. Je suis grandement indigné ». De son côté, Victor Hugo lui écrit : « Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles ». Si l’histoire a finalement rendu justice à l’œuvre de Baudelaire, ce procès tend à résonner avec notre monde contemporain, et devrait lui servir d’exemple : bousculer les mÅ“urs, dépeindre un vice avec réalisme, c’est ouvrir nécessairement les yeux sans pour autant approuver.
Romane Fraysse
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