Mais que peut donc avoir de si politique un simple pavé ? Caractéristique des rues parisiennes depuis l’Antiquité, ce petit bloc de pierre ou de bois a fait plusieurs fois parler de lui, de sa promesse d’ordre sous la royauté, jusqu’à ses débordements en périodes de révolte.
Les pavés aux ordres du roi
Paris est né avec ses pavés. Dès Lutèce, plusieurs voies sont recouvertes de gros blocs provenant de carrières de grès, mais celles-ci restent privilégiées. En effet, les pierres sont bien trop rares pour assainir l’ensemble des chaussées, et peu de riverains sont prêts à dépenser de l’argent pour améliorer la situation. Ainsi, au fil des siècles, les pavés gallo-romains disparaissent peu à peu sous la circulation : les voies médiévales se transforment alors en une vaste terre battue, qui prend l’allure d’un bourbier nauséabond durant les jours pluvieux.
Mais la situation change en 1185. Selon le moine Rigord, Philippe Auguste – qui occupe alors le palais royal sur l’Île-de-la-Cité – se trouve soudainement incommodé par l’odeur fétide des boues remuées par les charrettes sous ses fenêtres. À la vue des chaussées composées de détritus et d’eaux usées, le roi décide de mener une campagne d’assainissement en « [pavant] toutes les rues et places de la ville avec de fortes et dures pierres ». Il confie ainsi la tâche au prévôt des marchands, qui doit s’occuper de récolter des fonds auprès des bourgeois pour mener à bien cette entreprise.
Néanmoins, si les travaux commencent dès l’année suivante, ils ne concernent finalement que la « Croisée de Paris », constituée des principales artères que sont les rues Saint-Jacques, Saint-Honoré, Saint-Martin et Saint-Antoine. On pave également certaines petites voies autour du palais royal, des nouvelles Halles ou sur les ponts. Toutefois, c’est à partir du XIIe siècle que l’état des rues s’améliore dans la capitale. Règne après règne, les souverains poursuivent l’entretien des voies et décident de financer le chantier pour espérer achever le pavement au plus vite.
L’hygiénisme du pavement
Il faut attendre le XIXe siècle pour que les mesures urbanistes les plus radicales soient prises dans la capitale. En suivant les théories hygiénistes, de nombreux préfets et architectes repensent la ville à travers une nouvelle politique de santé publique. Les petites ruelles médiévales, jugées trop sombres et insalubres, sont rasées pour laisser place à des voies plus aérées. C’est tout d’abord le préfet de Seine Claude-Philibert Barthelot de Rambuteau qui ordonne de rhabiller les chaussées de macadam – un conglomérat de pierres concassées à du sable – une décision poursuivie par son successeur Georges Eugène Haussmann, qui entreprend de paver les rues parisiennes.
Dès 1881, on privilégie alors les pavés en bois debout, réalisés à partir de planches de sapin, qui ont l’avantage d’être moins coûteux et plus silencieux lors des déplacements. Guy de Maupassant y fait d’ailleurs référence dans sa nouvelle La Nuit : « Les conducteurs dormaient, invisibles ; les chevaux marchaient d’un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois ». Mais la grande crue de 1910 aura raison d’eux : la montée des eaux les détache un par un, et le bois des plus résistants pourrit à vue d’œil, ce qui pose de nombreux problèmes en termes d’hygiène.
Les années suivantes, de nouveaux travaux sont alors engagés dans la ville, cette fois-ci avec de gros pavés en grès, tout droit venus des carrières de Fontainebleau et d’Épernon. Dès 1930, tous les sols sont désormais nivelés d’une épaisse couche de sable pour aligner les blocs de pierre à la main et les fixer. Mais si ceux-ci sont plus robustes, ils demeurent toutefois instables, et s’accrochent aux roues des voitures. Certains revêtements sont alors constitués de petits pavés piqués, qui sont polis et ciselés, afin de résister aux mouvements.
Les pavés de la révolte
Symbole d’ordre, le pavé parisien a longtemps suivi les consignes des souverains et des représentants pour donner lieu à une ville propre, sécurisée, mais contrôlée. Aussi, dès le XIXe siècle, les mouvements de révolte se sont emparés de ce bloc de pierre pour renverser son image politique. Lors de la révolution de Juillet, puis de la révolution de 1848 et de la Commune de Paris, de nombreux insurgés forment des barricades en amoncelant des pavés en plein milieu des rues.
Au-delà de leur résistance, ces fortifications improvisées dessinent un nouvel espace urbain conçu par le peuple. L’une des barricades les plus célèbres demeure sûrement celle de la place de la Concorde, érigée en 1871 par les communards : haute de deux étages avec un fossé et un chemin de ronde, celle que l’on surnomme alors le « Château-Gaillard » est une véritable forteresse populaire au sein de la ville.
Dès lors, certains journaux républicains reprennent le nom de ce bloc de pierre, qui est désormais signe d’espoir et de rébellion : en 1868 naît le quotidien littéraire Le Pavé, puis l’hebdomadaire satirique Le Pavé de Paris en 1902. Mais c’est en Mai 68 qu’il devient ouvertement un symbole de révolution. Durant les émeutes, les étudiants du Quartier latin commencent à dépaver les rues et à dresser des barricades. Puis, le 3 mai, un premier pavé est lancé sur un brigadier devant le lycée Saint-Louis, boulevard Saint-Michel. Le mouvement est alors lancé : face aux gaz lacrymogènes et aux grenades défensives, les insurgés répondent par des pavés et des cocktails Molotov. « Sous les pavés, la plage ! » scandent les étudiants, en référence au lit de sable qui se trouve sous les pierres, et qui incarne une société idéale.
Un souvenir gravé
Après ces émeutes, le nouveau préfet de Paris décide de remplacer promptement les gros pavés par de l’asphalte, un mélange de bitume et de granulats qui présente plusieurs avantages. En premier lieu, il est difficilement amovible et protège les forces de l’ordre de tout débordement malencontreux. Ensuite, il est nettement plus résistant, peu bruyant, et facile d’entretien. De nos jours, c’est d’ailleurs un enrobé bitumeux coulé à chaud qui revêt la plupart des chaussées parisiennes, bien que certains quartiers anciens détiennent encore leurs pavés. Lorsqu’ils s’abiment, nombre d’entre eux sont ensuite recyclés dans un site en bord de Marne, pour servir à la conception de futurs aménagements urbains dans la capitale.
Mais si les pavés ont laissé place au bitume, les insurgés sont toutefois parvenus à graver dans leur pierre un esprit de révolte. Une nouvelle popularité qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd ! Dès le lendemain de la Commune, des morceaux de barricades sont vendus aux touristes en souvenir de cette révolution sanglante. Et aujourd’hui encore, des initiatives sont prises pour commercialiser ces blocs de pierre typiquement parisiens. En 2016, un site internet dénommé « Mon Pavé parisien » propose ainsi de vendre « un bout de Paris et de son histoire » par l’achat d’un pavé de granit témoin d’un passé mouvementé. Comme quoi, tout symbole de rébellion finit un jour par se conformer malgré lui aux normes sociales.
Romane Fraysse
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Image à la une : Une barricade durant les émeutes de Mai 68 – © Photo : Jean Pottier