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La « Belle Epoque » était-elle vraiment si belle ?

La « Belle Epoque » est un nom qui peuple notre imaginaire de cabarets scintillants, d’avant-gardes artistiques et de luxueuses décorations Art nouveau. Mais l’expression est-elle vraiment juste ? Habituellement définie entre la fin du XIXe siècle et le début de la Grande Guerre, cette période historique connaît en effet de nombreux progrès, qui ont parfois tendance à faire de l’ombre à d’autres aspects moins reluisants.

Anachronisme d’un nom romancé

L’expression de « Belle Epoque » n’a jamais été utilisée par ses contemporains. Chose plutôt commune, certes, puisqu’il semble toujours difficile de juger d’une époque sans prendre du recul. Mais l’imaginaire collectif voudrait voir en ce tournant du siècle une période de prospérité et de légèreté qui aurait scintillé pour les parisiens comme un âge d’or. On situe habituellement la Belle Epoque entre la fin du XIXe siècle et la tragique date de 1914, comme des années heureuses précédant la Grande Guerre.

Jules Chéret, Affiche pour le Casino de Paris, 1891. Ces affiches joyeuses sont devenues l’un des emblèmes de la Belle Epoque

L’historien Dominique Kalifa s’est penché sur la question afin de remettre ce mythe en cause. Cette expression est anachronique, et contrairement à ce que l’on pense, elle ne date pas de l’après-guerre. En effet, les français des années 1920 ne voyaient pas en l’avant-guerre une période si triomphante, principalement du fait que c’est cette époque qui les a menés à la crise qu’ils ont traversé.

Paul Morand, 1900, édition du 1 janvier 1931

C’est en revanche à partir des années 1930 que l’idée commence à mûrir. Tout d’abord par la publication du pamphlet 1900 de Paul Morand, dans lequel l’écrivain se fait une joie de critiquer cette période, en attendant de se rallier au régime de Vichy. La publication fait alors polémique : une série de textes conteste ses propos, forgeant peu à peu une identité à cette époque entre deux siècles. Avec la menace de la Seconde Guerre Mondiale et la crise économique, nombreux fantasment ces années insouciantes. C’est finalement en 1940, sur Radio-Paris, que l’émission « Ah ! La Belle époque ! » va peu à peu constituer ce fantasme collectif en diffusant des tubes de l’époque et en témoignant de sa joie incessante, ce que la Libération défendra ensuite de plus belle.

Le vent tourne avec le siècle

Comme à chaque changement de siècle, on projette sur les cent années prochaines des révolutions extraordinaires. A la manière du XXIe siècle et de ses vaisseaux flottant dans les villes, l’arrivée dans le tout nouveau XXe siècle était perçu comme la promesse de nombreux triomphes.

Claude Monet, La rue Montorgueil, 1878

Tout d’abord, l’Europe n’ayant pas connu de guerre après le conflit franco-prussien, la France se voit entrer dans une période de paix plutôt rare aux vues des bouleversements connus aux siècles précédents. Un sentiment de prospérité qui fleurit avec les premiers temps de la IIIe République, instituée sous la forme d’une démocratie libérale. Une fierté nationale se forge progressivement dans des rites et symboles nationaux, notamment La Marseillaise devenue l’hymne national en 1879 et la fête nationale du 14 juillet instaurée en 1880. A côté de cela, l’anticléricalisme grandissant aboutit à la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, renforçant ce sentiment d’indépendance.

Le château d’eau lors de l’Exposition universelle de 1900

En ce sens, un nouveau vent de liberté se fait donc sentir, encouragé par le positivisme et le scientisme de l’époque. On donne tout son espoir aux progrès scientifiques et économiques, que l’on pense destinés à remplacer les croyances théologiques afin de faire triompher l’esprit humain. Un discours optimiste en période de grande stabilité, qui est du même coup célébré dans la capitale par l’éclosion de nombreux cafés, cabarets, galeries et salles de concert.

Un foisonnement inventif

Il n’est pas rare d’estimer le début de la Belle Epoque à l’année 1889, date de construction de la tour Eiffel pour l’Exposition universelle. Encore aujourd’hui, ce symbole parisien est universellement reconnu comme le témoin d’une période culturelle riche, durant laquelle la capitale s’est constituée comme le centre artistique de l’Occident.

Photographie de la construction de la tour Eiffel lors de l’Exposition universelle de 1889

C’est en effet à cette époque que les avant-gardes investissent Paris : les impressionnistes tout d’abord, suivis de près par les fauves, les cubistes, les expressionnistes, et bien sûr, les artistes de l’Art nouveau. Ces derniers usent de matériaux industriels pour créer des motifs floraux et des arabesques qui envahissent les mobiliers et les façades de la capitale. Certes, une grande partie des parisiens rejettent encore l’extravagance de leurs œuvres, mais l’émulation artistique ne s’en fait pas moins ressentir. On sort dans les cabarets pour découvrir la valse chaloupée de Mistinguett, le French-Cancan esquissé par Toulouse-Lautrec ou les poèmes récités au Chat noir. De même, la littérature explore de nouvelles voies, portant parfois un discours engagé comme le feront Victor Hugo ou Emile Zola. Cette « Belle Epoque », c’est d’ailleurs celle qui donnera aussi naissance à la figure de l’intellectuel dans le contexte de l’affaire Dreyfus, avec le célèbre J’accuse… de l’écrivain naturaliste.

Henri de Toulouse-Lautrec, Danse au Moulin-Rouge, 1889

A côté de cela, de nombreuses inventions techniques vont bouleverser la vie de l’époque. On assiste aux premières projections de film, on découvre les émissions radio de la TSF et l’on se déplace désormais en automobile grâce à l’invention de petits moteurs. Marcel Déprez et Aristide Bergès mettent quant à eux au point un système pour faire circuler le courant afin d’éclairer les grandes villes. L’époque est donc portée par une vraie énergie créatrice, qui s’observe aussi chez les savants.

Le congrès Solvay auquel Marie Curie assiste en 1911

C’est à cette époque que Marie Curie reçoit un prix Nobel pour avoir découvert la radioactivité, et que l’hygiénisme contribue à augmenter l’espérance de vie. La Belle Epoque n’est donc pas en manque d’inventivité, contribuant réellement à créer un sentiment d’euphorie et de fierté nationale.

Une belle société, vraiment ?

Il est indéniable que la Belle Epoque a été un temps déterminant dans l’histoire moderne : son énergie, son inventivité, son foisonnement en font une période inédite, qui a joué une véritable influence sur les décennies futures. Mais il faut tout de même se méfier du fantasme alimenté par son joli nom.

Eugène Atget, bidonville à la porte d’Asnières, cité Valmy, 1913

Le mythe de la Belle Epoque a tout d’abord été véhiculé par une élite parisienne. Toutes les images qui nous viennent à l’esprit ne sont que celles d’une capitale festive, luxueuse et moderne. Mais le tournant du siècle est pourtant marqué par une vraie inégalité économique dans le pays : on compte par exemple 85% de la propriété privée totale détenue par seulement 10% de la population. Avec la crise agricole, les conditions de vie des paysans se font de plus en plus difficiles, ce qui conduit à un exode rural. Ainsi, la capitale voit arriver de nombreuses familles dans la misère, qui survivent grâce à de petits métiers contraignants et sous-payés. Un écart se creuse alors face à la ville rayonnante, qui se transforme en grands boulevards et en hôtels particuliers selon les plans du Baron Haussmann pour accueillir les classes privilégiées, délaissant les plus pauvres dans les quartiers miséreux de l’Est parisien et les bidonvilles du périphérique.

Un autre aspect social est à prendre en compte avec notre regard contemporain. Il ne faut pas oublier que les Expositions universelles du début du siècle célèbrent aussi les grands empires coloniaux de l’époque. Dès 1877, le « zoo humain » installé au Jardin d’acclimatation est un parfait exemple de l’élaboration progressive des théories racialistes dans le paysage français. Les femmes ne sont quant à elles pas mieux loties. Si les plus nobles ont désormais la possibilité de faire des études pour devenir enseignante, journaliste ou même artiste, elles restent privilégiées dans une société qui les cantonne à la vie domestique et leur refuse le droit de vote. On concède en revanche, de manière assez ironique, la possibilité aux plus pauvres de travailler en tant qu’ouvrière sans qu’elles puissent espérer sortir de leur misère.

« Les Boschiman », spectacle de Pygmées donné aux Folies Bergère, 1886 – © Quai Branly

Il ne faut donc pas oublier que ce que l’on nomme la « Belle Epoque » ne concerne qu’une minime partie de la population, essentiellement concentrée dans la capitale. Les nombreux progrès qu’elle a engendrés ne recevaient généralement qu’un vif rejet des contemporains. Ce sont les décennies suivantes, et en particulier la Libération, qui ont mis en lumière sa richesse et ont contribué à consolider durablement ce fantasme d’un âge d’or parisien.

Romane Fraysse

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