fbpx

La traversée du XXe siècle parisien sous l’objectif des frères Séeberger

L’histoire des Séeberger est avant tout celle d’une étonnante famille animée par les modernités de la photographie naissante. De 1909 à 1977, leur atelier sera ainsi le laboratoire de nombreux clichés de portraits, de reportages et de mode qui demeurent les témoins du Paris du XXe siècle. Aujourd’hui, plusieurs musées se partagent ce fond exceptionnel, qui est tout de même composé de plus de 90 000 négatifs.

Les frères Séeberger, de père en fils

Les Séeberger, c’est une histoire familiale quelque peu inédite qui a traversé le XXe siècle grâce à une passion commune pour la photographie. Il y a tout d’abord les frères Jules, Louis et Henri, nés dans les années 1870, qui semblent reliés par le même corps tant leurs parcours se suivent. Ainsi, après des cours de dessin à l’école d’art municipale Bernard Palissy, les trois hommes se lancent ensemble comme dessinateurs sur étoffes. Dès 1891, Jules descend dans la rue pour s’essayer à la nouvelle invention du siècle, la photographie. Il déambule alors dans son quartier, sur la Butte Montmartre, et prend quelques clichés des passants. Le découvrant passionné, ses frères ne tardent pas à le rejoindre en capturant des vues parisiennes.

“La rue Cortot”, série Le Vieux-Montmartre, Jules Séeberger, 1904

Ensemble, ils participent à de nombreuses compétitions, et leurs images, signées de leurs initiales J.H.L.S, ne tardent pas à être primées au concours annuel de la Ville de Paris. Les trois frères acquièrent alors une certaine renommée en étant publié dans diverses revues et sur des cartes postales éditées par les frères Kunzli. Aidés par leur mère Louise, leur sœur aînée Félicie et l’épouse de Louis dénommée Anna, ceux-ci poursuivent leur reportage dans toute la France, animés par une passion commune pour la photographie. Dans cet esprit soudé, l’entreprise familiale « Séeberger frères » est fondée en 1909 et s’installe au 33 rue de Chabrol, dans le Xe arrondissement de Paris.

les habitués du Lapin Agile, 1904

Grâce à une commande de Madame Broutelle pour le magazine La Mode pratique, les frères se lancent alors dans la photographie de mode, et ne tardent pas à collaborer avec des maisons de Haute Couture. En parallèle, ils continuent ensemble leurs reportages jusqu’en 1925, année durant laquelle Jules se retire de l’atelier pour se consacrer à la peinture. Mais si ce Séeberger s’en va, la place est vite reprise par un autre : en l’occurrence, par ses deux fils Jean et Albert, qui reprendront l’entreprise à leur compte durant la guerre, assistés par leurs épouses successives, Suzanne au secrétariat et Cécile à la retouche. Dans ce même esprit solidaire, « Séeberger frères » continue de vivre grâce à de nombreuses commandes dans la presse de mode, et s’installe dans un atelier plus spacieux, au 112 boulevard Malesherbes. L’un ne peut travailler sans l’autre, leurs images étant le fruit d’une collaboration artistique pleine d’exigence et de respect. Albert déclarera d’ailleurs au sujet de son frère : « Je ne dirai jamais assez combien j’ai d’admiration pour celui avec qui j’ai travaillé pendant près d’un demi-siècle ».

Jean et Albert Séeberger

Mus par l’envie de promouvoir la photographie en tant qu’art, les deux hommes participent également à la création du « Groupe des XV » aux côtés de Marcel Bovis, Robert Doisneau ou Willy Ronis. Dès 1960, Albert devient professeur d’optique à l’Ecole de photographie de Vaugirard, où il marque ses élèves par la « passion absolue de son métier ». C’est finalement en 1977, quelques années avant la disparition de Jean, que cette épopée familiale prend fin, soixante-dix ans après sa création.

Un siècle d’histoires parisiennes

Les frères Séeberger font partie des premiers photographes à capturer la célèbre Butte de Montmartre, qu’il fréquente et qui les fascine. Prise à la volée par Jules en 1898, Le porteur d’eau de la rue des Saules fait date en demeurant la plus ancienne image de cette belle entreprise familiale. Le contraste des silhouettes noires sur cette voie lumineuse en fait un cliché sensible, qui dévoile dès lors l’ambition artistique du photographe.

Le porteur d’eau de la rue des Saules, Jules Séeberger, 1898

En continuant ses prises de vue originales, Jules parvient dès 1904 à publier dans L’Illustration, Photo-Gazette et Photo Pêle-Mêle. Il participe aussi au premier concours de la Ville de Paris consacré aux berges de Seine, et reçoit une médaille d’argent. Les frères Künzli, alors éditeurs, le remarquent et lui commandent 50 cartes postales du « vieux Montmartre ». A travers les rues habitées de quelques passants, on découvre la vie de ce quartier populaire aux airs de petit village. Dans une visée déjà humaniste, Jules a conscience qu’il explore un monde en passe de disparaître, et souhaite ainsi conserver la poésie de ces « documents vivants » : « j’ai remarqué sur la Butte tout un petit monde qui constitue, lui aussi, des documents vivants dignes d’être conservés : ce sont les marchands ambulants, marchands de salade, et de mouron, […] puis les porteurs d’eau avec leurs seaux disposés en balances sur les épaules ».

Une trentaine de jeunes parisiens sur un camion américain, arrêté place du Châtelet, Louis Séeberger, 1944

Dès lors, les frères Séeberger n’ont jamais cessé de capturer le vieux-Paris, nous laissant des centaines d’images de rues, de monuments et de parcs. Soucieux de capturer l’atmosphère particulière de leur temps, ceux-ci ont à cœur de documenter l’histoire de la capitale. Ils se rendent par exemple à la Ménagerie du Jardin des Plantes, véritable attraction d’une époque qui découvre tout juste les animaux exotiques. Puis, durant la guerre, les frères Jean et Albert prennent ensuite la relève. Ils poursuivent ensemble leurs reportages dans les rues de la capitale, excepté à la Libération, où ils signeront pour la seule fois leurs images de leurs noms respectifs : Jean capture les joies des Parisiens, tandis qu’Albert immortalise l’arrivée des Américains en Seine-et-Marne.

Paris, capitale de la mode

Paris, c’est aussi la capitale de la mode, menant les Séeberger à collaborer avec de nombreuses maisons de Haute Couture parisiennes, dont celles de Coco Chanel, Paul Poiret, Jeanne Lanvin ou Jean Patou. Durant les Années Folles, les frères se spécialisent peu à peu dans le reportage de mode pour des revues comme Vu ou Vogue, arpentant les champs de courses et les palaces qui regroupent des mannequins, des cocottes et des célébrités de l’époque, telles que Mistinguett, Arletty, Joséphine Baker, Kees Van Dongen ou Charlie Chaplin. Fidèles à leurs amours pour la prise de vue en extérieur, ils réalisent alors des clichés en instantanée et en lumière naturelle, se démarquant ainsi des studios de l’époque. Pour cela, les Séeberger utilisent un matériel portable, tel qu’un appareil reflex, leur permettant de se déplacer aisément dans plusieurs lieux de Paris. Lorsque Louis assure la mise au point, Henri veille quant à lui à la mise en scène. Le travail se fait toujours ensemble. A côté de ce travail acharné, ils se consacrent aussi à des clichés plus intimes, capturant les artistes et écrivains dans le silence de leurs appartements.

Colette chez elle au Palais-Royal, Séeberger Frères (Jean et Albert)

Après la guerre, Jean et Albert s’installent au 112 boulevard Malesherbes pour agrandir l’entreprise. Les commandes sont de plus en plus nombreuses et diverses, tandis que l’équipe se renforce avec de nombreux collaborateurs. En plus des maisons de Haute Couture, les frères obtiennent aussi des commandes publicitaires dans le secteur du tissu ou de la joaillerie. Mais le secteur est exigent – pour ne pas dire capricieux – et leur laisse peu de liberté de création : « Nous nous devions d’offrir des images parfaites : la ligne, la matière, la pose, les accessoires, tout devait être parfait, souligne Albert. Les formats étaient imposés par la technique : nous avions l’obligation de faire du 20×25 cm ! Le 6×6 était un petit format. Tout ce que nous livrions comme photographie devait être au format d’impression ! Quant aux modèles, ils devaient frôler la perfection ! » Sans véritables prises de risques, ces séries de photo révèlent surtout les tendances des Trente Glorieuses.

Chapeau Jean Barthet, Séeberger Frères (Jean et Albert), 1964

Conscient de la singularité de leur entreprise, les deux frères ont tout de même à cœur de céder à plusieurs institutions le fruit de 80 ans de travail. Dès les années 1970, ils confient donc leurs négatifs et ceux de leurs aïeux à la Bibliothèque nationale de France, ainsi qu’à la Caisse Nationale des Monuments Historiques et Sites, qui deviendra le Centre des Monuments Nationaux. Si leur nom est peu à peu tombé dans l’oubli, les Séeberger peuvent toujours être découverts dans plusieurs collections de musées parisiens, tels que le centre Pompidou ou le musée Carnavalet.

Romane Fraysse

A lire également : Sabine Weiss, 80 ans dédiés à la photographie

Les prochaines visites guidées



Voir toutes nos activités