Si le fiacre naît sous le règne de Louis XIV, il demeure caractéristique de la vie parisienne du XIXe siècle. Omniprésent dans la peinture et la littérature de l’époque, son portrait n’en reste pas moins sombre, rythmé par la lutte sociale des cochers et les récits critiques sur son insalubrité.
Une invention parisienne
C’est vers le milieu du XVIIe siècle que les rues parisiennes commencent à se doter des premiers fiacres. L’idée serait née en 1640 dans l’esprit d’un certain Monsieur Sauvage, domicilié dans l’hôtel Saint-Fiacre de la rue Saint-Martin, qui y débute son entreprise en louant des cabriolets dirigés par des chevaux. Ses véhicules auraient alors pris le nom de sa demeure. Les quelques années suivantes, ces locations commencent à se développer de manière clandestine dans la capitale, jusqu’à leur autorisation légale en août 1698.
Néanmoins, il faut attendre le début du XIXe siècle pour que le fiacre devienne l’un des principaux moyens de transport parisiens, en lien avec l’émergence de la classe moyenne. Géré par différentes compagnies, il est alors conduit par un cocher qui réalise des trajets à la demande, selon une durée déterminée. À cause de sa structure fragile en bois, l’argot ne tarde pas à s’en moquer en le surnommant le « sapin », car son insalubrité « sent le sapin ».
En 1855, la Compagnie impériale des voitures est fondée à Paris, et accorde une concession à trois compagnies : l’Urbaine, Camille & Cie, la Compagnie générale des omnibus. Celles-ci transportent selon un tarif de 2 francs de l’heure suggéré par la ville, sans que celui-ci ne soit véritablement imposé. Une incertitude qui mènera à de nombreux conflits entre cocher et passager… À côté de cela, les propriétaires des fiacres doivent payer un droit de stationnement d’un franc par jour à la ville. Cette entreprise, menée par des hommes, voit apparaître les premières cochères dès le début du XXe siècle, alors que ces véhicules sont peu à peu remplacés par les nouveaux taxis.
La mauvaise réputation
Toutefois, dès leur invention, les fiacres ne bénéficient pas d’une très bonne réputation dans la capitale. De visite à Paris à la fin du XVIIe siècle, l’auteur italien Giovanni Paolo Marana les dépeint sans nuance comme des transports infernaux : « Il y en a ici un nombre infini qui sont délabrés et couverts de boue et qui ne sont faits que pour tuer les vivants. Les chevaux qui les tirent mangent en marchant […] tant ils sont maigres et décharnés. Les cochers sont si brutaux, ils ont la voix si enrouée et effroyable, et le claquement continuel de leur fouet augmente le bruit d’une manière si horrible qu’il semble que toutes les Furies soient en mouvement pour faire de Paris un enfer. Cette voiture cruelle se paye par heure, coutume inventée pour abréger les jours dans un temps où la vie est si courte ».
De même au XVIIIe siècle, les guides parisiens déconseillent aux touristes d’emprunter un fiacre s’ils se rendent à des soirées mondaines avec des « gens de qualité ». Le mot « fiacre » lui-même devient déshonorant dans la société de l’époque, ce véhicule étant conçu par tous comme une carcasse sale et délabrée. Les propriétaires ne les changent que rarement, préférant maquiller leurs défaillances jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus les faire rouler. Leurs ferrures sont alors récupérées par les Auvergnats installés rue de Lappe, tandis que leurs boiseries servent aux peintres.
Le fiacre est aussi réputé pour être un lieu de galanterie, où les cochers se prêtent parfois à des « courses d’alcôves » permettant aux amants de commettre l’adultère derrière les rideaux fermés. Plusieurs chansonniers se sont amusés à évoquer les agitations éloquentes de certains fiacres, comme le jeune Léon Fourneau qui a manqué de se faire renverser par un cocher distrait par les ébats du couple qu’il transportait.
Les misères du cocher
Lorsqu’il devient un transport en commun de la capitale, le fiacre crée du même coup un nouveau métier : celui de cocher. Pénible et misérable, cette activité contraint certains hommes du peuple à travailler près de quinze heures par jour, du matin jusqu’à la nuit. Anciens tringlots, huissiers ruinés ou domestiques sans maison, ceux-ci collaborent souvent avec les falots, des porteurs de lanternes qui s’attroupent devant les sorties de bal et guident les fêtards jusqu’à leur fiacre.
Mais ces métiers difficiles et déconsidérés sont mal payés, conduisant à la révolte de nombreux cochers. Certains n’ont pas hésité à se rendre à Choisy, sur les terres du roi, pour envahir par centaine la plaine de leurs fiacres délabrés. Néanmoins, leurs demandes restent sans réponse, comme pour beaucoup de prolétaires de l’époque. Et leur situation ne s’arrange pas durant la Révolution française : ceux-ci se sont plaints de souffrir du froid hivernal, alors que leurs véhicules ont été détruits pour fabriquer des barricades dans les rues.
Ils sont aussi jugés par de nombreux Parisiens pour leurs manières populaires et leur penchant immodéré pour l’alcool. En 1807, Louis-Marie Prudhomme écrit : « À jeun, les cochers sont assez traitables ; vers les deux heures, plus difficiles ; le soir, à l’heure du spectacle, ils sont intraitables. La police est très sévère à leur égard ; si les cochers veulent vous faire la loi, il faut vous faire conduire chez le commissaire de police le plus voisin ».
L’Affaire Collignon, à l’origine du compteur horo-kilométrique
Cette vie misérable va être à l’origine de nombreuses altercations entre les cochers et leurs passagers. Les noms de certains finissent parfois dans les rubriques de faits divers, comme c’est le cas pour un certain Jacques Collignon. C’est le 16 septembre 1855 que le récit commence. Depuis une trentaine d’années, le cocher a alors l’habitude d’attendre ses clients vers l’entrée du pont de la Concorde. Malgré ses années d’expérience, il ne cesse de maudire les difficultés de son labeur auprès de ses camarades. Ce jour-là , il est hélé par un homme en redingote accompagné de sa femme et de sa fille et décide de leur demander plus qu’il ne faut.
En effet, à cette époque, aucun cadran ne calcule le trajet parcouru, ce qui permet aux cochers d’établir un barème à la tête du client. Mais Collignon a une mauvaise intuition, puisque son passager n’est autre que M. Juge, directeur de l’École normale de Douai, qui connait parfaitement les tarifs en vigueur. Un violent échange éclate alors entre les deux hommes, et M. Juge jure de dénoncer sa malhonnêteté au préfet de Paris, ce qu’il fait le soir même par lettre.
Jacques Collignon est ainsi convoqué par la Préfecture de police le 22 septembre, et perd aussitôt sa place. L’homme entre alors dans une colère noire, et se rend quelques jours plus tard au domicile de M. Juge, 83 rue d’Enfer. Muni de deux pistolets, il tire sur son accusateur. En fuite, il est arrêté dans la cage d’escalier par un homme à qui il déclare « Je suis un honnête homme. Je me suis vengé. En ce moment, l’ouvrier est sacrifié. Jamais on ne l’écoute… ». Ironie du sort : l’homme qui lui fait face n’est autre que le sociologue Pierre-Joseph Proudhon. Pour son acte, Collignon connaitra finalement la peine capitale, mais son crime donnera naissance à autre chose : il provoque l’apparition immédiate du compteur horo-kilométrique dans les fiacres, que l’on observe désormais dans les taxis parisiens !
Romane Fraysse
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