Dans notre imaginaire, les salles du musée de l’Orangerie se dessinent comme une traversée sensuelle le long des lumineuses Nymphéas. Devenu inséparable de Claude Monet, ce lieu connaît aussi de multiples autres histoires, liées de près au palais des Tuileries, au Musée du Louvre, ainsi qu’au couple de collectionneurs Paul Guillaume et Domenica Walter.
Une orangerie royale
Comme chacun sait, l’histoire du jardin des Tuileries est liée de près à celle de la royauté. Aménagés en 1564 par Catherine de Médicis, le palais du Louvre et son jardin deviennent officiellement la résidence principale du roi sous Henri III. Au siècle suivant, Louis XIII décide d’offrir un terrain à son commissaire ordinaire des guerres, un certain Gilles Renard. Sur cette parcelle située à l’ouest du jardin, l’homme fonde un cabaret surnommé la « Garenne de Renard », lieu hautement fréquenté par la haute société de l’époque. En parfait despote, Louis XIV commandera ensuite à André Le Nôtre d’y faire construire deux terrasses, celle du Bord-de-l’Eau et celle des Feuillants, toutes les deux séparées par une allée centrale menant au palais.
Les orangers du jardin des Tuileries étaient jusque-là abrités dans la galerie basse du palais du Louvre. C’est finalement en 1852, sous Napoléon III, qu’une orangerie est construite par Firmin Bourgeois sur la terrasse du Bord-de-l’Eau. Achevée par son successeur Louis Visconti, son architecture est savamment pensée. Avec son orientation ensoleillée, cette grande serre permet ainsi d’abriter les orangers durant l’hiver : côté sud, elle dispose d’une grande façade vitrée recevant la lumière, tandis que le côté nord est entièrement bâti en pierre pour protéger le bâtiment du vent.
Visconti l’orne alors de deux colonnes qui sont surmontées d’un fronton triangulaire. Sculpté par Charles-Gallois Poignant, celui-ci représente des cornes d’abondance symbolisant la richesse.
Le temps des Nymphéas
À la chute du Second Empire, en 1871, le palais des Tuileries est entièrement incendié, et l’Orangerie reprise par l’État. Sans détenir de réelle fonction, le lieu continue à abriter des orangers, et accueille des manifestations artistiques et des banquets en tout genre. Il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que sa vocation muséale soit finalement trouvée. Et ce bouleversement est intimement lié à la célébration de l’impressionnisme, puisqu’en 1921, George Clemenceau désigne l’Orangerie comme le lieu d’exposition d’une série d’œuvres réalisées par son ami Claude Monet. Le peintre songe en effet à offrir à l’État français ses célèbres Nymphéas, une série de huit panneaux de deux mètres de haut inspirés de son jardin à Giverny, comme un symbole de paix.
Soucieux d’en faire un lieu de quiétude en plein cœur de Paris, Claude Monet s’investit beaucoup dans le projet aux côtés de l’architecte Camille Lefèvre. Ceux-ci imaginent alors deux salles ovales formant le signe de l’infini : entièrement blanche, chacune d’entre elles est paisiblement éclairée par la lumière naturelle provenant du plafond. Et les grands panneaux sont alors disposés sur ces courbes harmonieuses afin d’entrer dans un « état de grâce », selon le désir du peintre. C’est le 17 mai 1927 que le « musée Claude Monet » est inauguré par Clemenceau, quelques mois après la mort du maître impressionniste.
Rattaché au Musée du Louvre en 1930, le Musée national de l’Orangerie des Tuileries aménage le reste de son espace en quatre salles destinées aux expositions temporaires des musées nationaux. Le lieu expose alors majoritairement des œuvres impressionnistes et postimpressionnistes.
La collection Walter-Guillaume
Le musée de l’Orangerie trouve véritablement son identité dès 1959, lorsque l’État acquiert la collection Jean Walter et Paul Guillaume. Celle-ci constitue alors l’une des plus belles collections européennes de peintures modernes, rassemblant plus d’une centaine d’œuvres comprises entre les années 1860 et 1930. Son histoire remonte à l’année 1914, lorsque le jeune marchand d’art Paul Guillaume commence à acheter plusieurs toiles peintes par les impressionnistes, ainsi que des œuvres africaines et océaniennes avant le grand engouement pour les arts primitifs.
En se liant d’amitié avec Guillaume Apollinaire, celui-ci lui fait rencontrer toute l’avant-garde parisienne de l’époque et restera son véritable phare jusqu’à sa mort. Le marchand décide alors d’ouvrir une galerie près du palais de l’Élysée pour y exposer cette nouvelle génération d’artistes encore peu reconnue : parmi eux, Larionov, Gontcharova, Derain, Van Dongen, Matisse, Picasso, Modigliani ou Chirico.
Afin de promouvoir tout ce beau monde, Paul Guillaume fonde sa propre revue en 1918, qu’il nomme Les Arts de Paris. Celle-ci représente ainsi les artistes de sa galerie, ainsi que les « représentations modernistes » qui y sont régulièrement données, entre les récitals d’Erik Satie et les lectures de Blaise Cendrars. Fort de son succès, la galerie s’agrandit et s’installe rue La Boétie en 1921. Le marchand ne cesse alors d’acquérir de nouvelles œuvres et souhaite secrètement offrir sa collection à l’État pour en faire « le premier musée français d’art moderne » accessible au public. Mais sa mort prématurée en 1934 ne lui permettra pas de concrétiser son projet. Fasciné par sa modernité, Ambroise Vollard dira de lui qu’il « aura passé comme un météore ».
Le musée de Domenica Walter
Mais pourquoi désigner cette collection par le nom de « Walter » ? Pour le comprendre, il ne faut pas uniquement retracer l’histoire de Paul Guillaume, mais aussi celle de sa veuve Domenica Walter. Si la majorité des toiles a été acquise par le marchand d’art, celle-ci a poursuivi son entreprise après sa mort et s’est détachée de plusieurs oeuvres. Remariée à l’architecte Jean Walter, elle a tout autant eu à cœur de léguer sa collection à l’État français. Ainsi, lorsque celui-ci lui a proposé de l’exposer au musée de l’Orangerie, elle a décidé de lui donner le nom de « Walter-Guillaume ».
Rendue visible dès les années 1950, leur collection impressionniste se compose de vingt-cinq toiles de Renoir, quinze de Cézanne, une de Gauguin, une de Monet et une de Sisley. Au sujet de l’art moderne, elle comprend douze œuvres de Pablo Picasso, dix d’Henri Matisse, cinq d’Amedeo Modigliani, sept de Marie Laurencin, neuf du Douanier Rousseau, trente-et-un d’André Derain, dix de Maurice Utrillo, vingt-deux de Chaïm Soutine et une de Kees Van Dongen.
Ainsi, avec les Nymphéas du maître de l’impressionnisme, les collections du musée de l’Orangerie incarnent cette tension du tournant du XXe siècle où les expérimentations esthétiques ont bouleversé à jamais la figuration picturale.
Romane Fraysse
A lire également : Monet : les secrets qui se cachent derrière les Nymphéas