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Le Salon des refusés, ou l’inauguration d’une rébellion moderne

C’est le 15 mai 1863 que s’ouvre, en marge du Salon officiel, un curieux salon parisien. En exposant les œuvres refusées par l’Académie des beaux-arts, le Salon des refusés fait découvrir au public des créations originales, dont on retiendra le « scandaleux » Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet. En légitimant la marginalité des artistes, cette contre-exposition historique ouvre définitivement la voie aux avant-gardes du XXe siècle.

Les « refusés », rebelles du Second Empire

Ceux que l’on nomme les « refusés » sont-ils vraiment nés sous le Second Empire ? On aurait effectivement tort de nier que les artistes marginaux ont toujours existé. En revanche, il faut noter l’apparition historique des « salons » sous le règne de Louis XIV. C’est en 1667 que l’Académie royale de peinture et de sculpture française organise la première exposition publique pour présenter les Å“uvres de ses étudiants jugés dignes de commandes royales. Ainsi, cet événement annuel forge l’idée d’un « académisme » de l’art, pris en référence pour juger la valeur d’une Å“uvre.

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Pietro Antonio Martini, Exposition au Salon de 1787

Au fil des ans, ces salons d’art se sont développés dans la capitale, et deviennent des rendez-vous incontournables pour la société mondaine. Les membres de l’Académie d’abord, puis des personnes nommées par les différents gouvernements, ont été désignés pour constituer un jury qui sélectionne les œuvres exposées selon des principes conservateurs. Une hiérarchie des genres est instituée : la peinture d’histoire – tirée d’événements anciens, de récits bibliques ou mythologiques – est en tête, suivie du portrait, de la scène de genre, du paysage, et de la nature morte. En suivant ces règles, les artistes exposés espéraient être remarqués par les critiques, tandis que les rejetés avaient peu de chance de recevoir des commandes officielles ou privées.

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Quillenbois, L’Atelier du peintre

Il faut donc attendre le XIXe siècle pour que ces « refusés » se rebellent. En 1846, face au rejet de plusieurs œuvres de Gustave Courbet par le Salon officiel parisien, les critiques d’art Charles Baudelaire et Jules Champfleury montent au créneau. En marge de cette exposition, le peintre décide alors de présenter ses toiles dans un pavillon qu’il fait construire, et qu’il baptise le « pavillon du réalisme ». Deux ans plus tard, la Deuxième République semble remettre en question le jury d’admission du Salon, qu’elle décide de supprimer durant un temps, avant qu’il ne soit rétabli par Louis-Napoléon Bonaparte. En 1859, c’est au peintre François Bonvin d’exposer chez lui les toiles d’Henri Fantin-Latour, Alphonse Legros ou Théodule Ribot. Face au succès de ces événements marginaux et aux nombreuses réclamations reçues, Napoléon III décide alors de créer un « Salon des refusés » en 1963, afin de présenter les œuvres non agréées par le jury au sein du Palais de l’Industrie.

Une « contre-exposition » qui fait parler d’elle

C’est donc en 1963 que s’ouvre le Salon des refusés dans plusieurs salles du Palais de l’Industrie. On peut y contempler 1 200 œuvres de 871 artistes – sachant que le jury, désigné par les membres de l’Académie des beaux-arts, venait d’en refuser 3 000 sur les 5 000 qui lui furent présentées. Et, comme l’on s’en doute, la décision de Napoléon III de créer un Salon des refusés a été largement contestée par l’institution. Pourtant, cette décision historique signe pour la première fois la reconnaissance d’une modernité artistique qui s’oppose au goût académique. Mais à l’époque, on le regarde encore d’un mauvais œil, et la majorité des artistes « refusés » préfèrent retirer leurs œuvres de ce salon marginal.

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Henri Gervex, Une séance du jury de peinture, avant 1885

Dans le catalogue du Salon, une préface célèbre la détermination des refusés, et regrette le désistement d’un grand nombre d’entre eux : « En livrant la dernière page de ce catalogue à l’impression, le comité a accompli sa mission tout entière ; mais en la terminant, il éprouve le besoin d’exprimer le regret profond qu’il a ressenti, en constatant le nombre considérable des artistes qui n’ont pas cru devoir maintenir leurs ouvrages à la contre-exposition ». Parmi les résistants, le public a découvert un grand nombre d’artistes désormais tombés dans l’oubli, mais aussi les œuvres impertinentes d’Édouard Manet, de Camille Pissarro, d’Henri Fantin-Latour, de James Abbott McNeill Whistler ou de Johan Barthold Jongkind.

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Cham, Albums du Charivari, 1868. “Proposé par les peintres : que chaque membre du jury soit tenu de passer au travers des toiles refusées ; de cette façon, ils en refuseront peut-être moins”.

Bien entendu, la presse de l’époque n’est pas tendre avec ce Salon d’un nouveau genre, qui est vu comme un vulgaire effet de mode. Dans la Revue des deux Mondes, l’écrivain Maxime Du Camp écrit lui-même : « Cette exhibition à la fois triste et grotesque est une des plus curieuses qu’on puisse voir. Elle prouve surabondamment, ce que du reste on savait déjà, que le jury se montre toujours d’une inconcevable indulgence. Sauf une ou deux exceptions très discutables […] on y rit comme aux farces du Palais-Royal ». Ainsi, les Parisiens se rendent au Salon des refusés comme aux expositions des bêtes de foire. L’époque raffole des phénomènes extravagants, et beaucoup de visiteurs préfèrent ricaner de certaines audaces plutôt que de les prendre au sérieux.

Les polémiques de la modernité

Bien sûr, si le Salon des refusés est aujourd’hui célèbre, c’est pour la polémique déclenchée par l’une des œuvres les plus scandaleuses de l’art moderne : Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet, exposé à cette époque sous le titre Le Bain. À première vue, avec notre œil contemporain, cette toile n’a rien d’impertinent. Au premier plan, on y aperçoit une scène de pique-nique en plein milieu d’un bois : là, une jeune femme nue est assise en compagnie de deux dandys, et nous observe. Plus loin, on aperçoit une seconde femme, à peine voilée, en train de se baigner dans un étang.

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Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863

Or, à l’époque, les seuls nus représentés sur une toile étaient nécessairement idéalisés, puisqu’ils représentaient des déesses, des saintes ou des créatures mythologiques. Ici pourtant, Manet dévoile avec réalisme le corps nonchalant d’une femme dans une scène quotidienne. Cette chair qui paraissait pure dans une peinture d’histoire se révèle de manière crue, sensuelle et désinvolte. Pourtant, le peintre s’inspire ici de deux tableaux exposés au Louvre : Le Concert champêtre du Titien, et Le Jugement de Pâris d’après Raphaël. Ainsi, dans le Figaro du 24 mai 1863, le critique Charles Monselet soutient : « Au milieu d’un bois ombreux, une demoiselle privée de tout vêtement cause avec des étudiants en béret. M. Manet est un élève de Goya et Baudelaire. Il a déjà conquis la répulsion du bourgeois : c’est un grand pas ».

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Nadar, Photographie d’Édouard Manet, avant 1870

Mais c’est aussi le style pictural qui choque les visiteurs contemporains. Manet représente les couleurs de la scène dans des contrastes tranchés. À la place des dégradés classiques, il préfère associer le rouge vif des cerises au vert tendre des feuilles. Les coups de pinceau sont brutaux, et les nuances sont désormais choisies selon les effets de lumière sur le paysage. Il n’est donc plus question de représenter une nature idéalisée, mais bien celle qui apparaît sous l’œil du peintre, quitte à adopter des tons incongrus pour l’époque.

Le lâcher-prise de l’académisme

Pourquoi ce salon était-il si important ? Tout d’abord, la décision de Napoléon III est révélatrice d’un tournant moderne : l’Académie des beaux-arts n’aura bientôt plus le monopole sur le marché de l’art, et semblera quelque peu poussiéreuse. En effet, si le Salon des refusés ne se renouvelle pas les années suivantes, il ouvre la voie à de nombreuses autres contre-expositions, dont la première exposition des peintres impressionnistes en 1874, et le Salon des indépendants de Georges Seurat – toujours d’actualité – qui s’enorgueillit d’être « sans jury ni récompenses » depuis 1884.

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Le Grand Palais en construction, Albert Chevojon, 1899

À ce propos, Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, demande aux artistes de s’associer pour gérer leur propre salon : ceux-ci créent alors la Société nationale des beaux-arts en 1881 et assurent leur indépendance avec le Salon des artistes français. À ce sujet, Raymond Poincaré dira : « Jules Ferry avait voulu, messieurs, que vous fussiez libres et que le gouvernement n’étendît pas sur vous l’apparence même de son autorité. Mais pas plus que vous, il n’avait admis que la neutralité de l’État pût dégénérer en indifférence. Il n’entendait pas que l’administration s’avisât de vous régenter, de vous surveiller ou de vous contrôler ; il considérait, en revanche, qu’elle ne devait rien épargner pour vous aider et pour contribuer, d’accord avec vous, au développement de l’art français ». On doit d’ailleurs à cette initiative la création du Grand Palais en 1894, destiné à accueillir les créations du Salon des artistes français.

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Jury de la Gravure au Salon de 1913 au Grand Palais – Archive de la Société nationale des beaux-arts

Autre rupture historique : le Salon des refusés a légitimé de nouvelles formes esthétiques, et a remis en cause l’imitation pour célébrer l’originalité. On peut ainsi le concevoir comme une inauguration, celle du basculement de l’art classique vers l’art moderne et ses avant-gardes. Si chaque époque a eu ses rebelles, cette reconnaissance les décide enfin à monter au créneau.

Romane Fraysse

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