La crise sanitaire nous ramène vers un passé non lointain durant lequel l’hygiène a reconfiguré la société parisienne. Si les théories hygiénistes se sont imposées au XIXe siècle, c’est avant tout en réponse aux importantes épidémies qui ont ravagé un pays particulièrement instable. Un signal d’alarme qui fait étrangement écho à notre contexte actuel, prouvant à quel point la santé est une question politique et sociale qui s’ancre physiquement dans la ville.
L’urgence de la santé publique
A l’orée du XIXe siècle, la question de l’hygiène se pose. Au lendemain des ravages de la Révolution, les guerres napoléoniennes prennent le relai. Et comme si cela ne suffisait pas, le pays est aussi victime de graves épidémies de variole et de choléra qui se répandent sur tout le territoire. Il est vrai qu’avec l’industrialisation, les populations se densifient dans les villes, ce qui engendre plusieurs problèmes sanitaires à une époque où les égouts parisiens ne s’étendent que sur 50 km.
Sans surprise, un nouveau courant de pensée va donc s’instaurer pour répondre à ces nouveaux besoins : l’hygiénisme. Lié aux récentes recherches menées par Louis Pasteur sur l’environnement humain, ces théories défendent un lien entre l’amélioration du milieu de vie et celle de la santé. Plusieurs politiques sont alors mises en place dans les grandes villes française, comme Paris : les religieuses vont progressivement laisser place à des infirmières laïques, qui usent pour la première fois de statistiques dans le domaine de la santé. Dès 1802, on crée aussi le premier Conseil d’hygiène au département de la Seine, dirigé par des pharmaciens.
Cette médecine moderne va alors progressivement s’immiscer dans la législation française. Parmi les grandes figures de l’époque, on peut citer Jean-Noël Hallé, tout premier médecin de Napoléon, qui a promu la vaccination et l’enseignement de l’hygiène en publiant de nombreuses encyclopédies médicales. Les institutions se développent alors dans la capitale : l’Académie de médecine de Paris est créée en 1820, la Société Française de Santé Publique tient sa première séance en 1877, et l’Institut Pasteur s’établit en 1888.
Un urbanisme dicté par l’hygiène
Face à cette nouvelle politique, Paris prend peu à peu un nouveau visage. Jusque-là , certaines pratiques rendaient difficile le maintien d’une vie saine en communauté. Il est d’ailleurs amusant de considérer à quel point notre époque porte un regard injuste sur les siècles qui la précède : le Moyen Age peine à se détacher de son image obscurantiste, alors que c’est à cette période que le commerce du savon s’établit. Si les hygiénistes du XIX le rendent obligatoire, les petites rues de la capitale restaient souvent crasseuses. Chacun jetait son fumier par la fenêtre, qui était ensuite piétiné par les passants. Si les chaussées étaient fendues pour évacuer les eaux de pluie, elles n’étaient pas adaptées à accueillir les déchets des habitants. L’eau stagnait, et une forte odeur s’en dégageaient, accompagnée par celle des boucheries, des cimetières et des hôpitaux. Il était donc primordial de repenser l’architecture urbaine.
On commence alors à transférer les ossements des cimetières vers des carrières souterraines, on déconstruit les maisons qui surplombaient les ponts et on détruit des quartiers entiers jugés insalubres pour construire des cités ouvrières. Dans le même temps, Georges Eugène Haussmann réorganise l’espace urbain pour qu’il corresponde aux nouvelles normes hygiénistes : les ruelles médiévales deviennent des boulevards et des avenues dans lesquelles l’espace prime. Depuis la dérivation du canal de l’Ourcq, de nombreuses fontaines sont mises à disposition des parisiens, ainsi que de grands parcs aménagés afin de purifier l’air de la ville : c’est d’ailleurs à cette époque que sont organisés les bois de Boulogne et de Vincennes. Les maisons individuelles sont quant à elles remplacées par des immeubles équipés de gaz et d’eau courante à tous les étages, pouvant ainsi accueillir une population de plus en plus dense. Le fameux baron poursuit son entreprise d’assainissement en construisant tout un réseau d’égouts dans Paris, ce qui assure d’emblée une ville beaucoup plus saine. N’oublions pas, tout de même, que ces chantiers concernent les quartiers principaux de la capitale, et que les plus pauvres étaient alors déplacés dans les nombreux bidonvilles qui la cernaient.
L’une des autres initiatives essentielles de l’époque, c’est celle d’Eugène Poubelle. En 1883, ce préfet de la Seine a en effet mis en place un système obligeant les propriétaires des immeubles à doter chaque appartement de récipients pour les déchets. Les habitudes changent alors, et peu à peu, les rues font peau neuve. Construit en 1897, l’hôpital Boucicaut est organisé en de multiples pavillons dans lesquels chaque malade est isolé et soigné. C’est à cette même période que les vaccins contre la rage et la variole commencent alors à devenir obligatoires, grâce à de nombreuses campagnes visant à éduquer les populations sur l’importance de la santé.
Par ces nombreuses mesures, les hygiénistes ont donc contribué à faire de la ville un lieu aisé, où l’eau circulent, les détritus deviennent peu à peu invisibles et l’espace est garanti à chacun. Une organisation plus saine au sein de la petite ceinture, qui du même coup, renforce inévitablement les inégalités sociales au-delà des quartiers bourgeois. Entre le loyer des habitats et le coût des soins, l’hygiène est avant tout accessible à ceux qui en ont les moyens.
Purifier les esprits
Après la publication des travaux de Pasteur sur les microbes, le mode de vie des parisiens se réinvente. Les toilettes individuelles commencent peu à peu à s’installer dans les maisons bourgeoises, qui lui consacrent une pièce spéciale. La brosse à dents apparaît quant à elle dans les salles de bain : seulement pour les adultes puisque les dents des enfants étaient considérées comme trop fragiles pour le brossage. Les savons arrivent aussi dans les salles de bain, mais seulement pour nettoyer de manière rudimentaire les parties visibles du corps. Face à ces nouvelles normes, on voit alors germer dans les colonnes des journaux de nombreuses publicités dédiées à des produits miracles, qui reprennent les idées hygiénistes.
L’intérieur est quant à lui réaménagé en plusieurs pièces séparées ayant chacune leur organisation, leur propreté et, du même coup, leur odeur. Pour l’historien Alain Corbin, « traquer l’air confiné et les odeurs enfermées à l’intérieur des pièces de la maison devient ici la grande entreprise hygiéniste » (Le Miasme et la Jonquille), qui fait du parfum des chambres « le miroir de l’âme ».
Ainsi, au-delà du corps, ces nouvelles théories cherchent à purifier l’esprit, dans un contexte qui a vu naître le Mal du siècle. Si cette visée positiviste est discutable, il en ressort tout de même que la mise en pratique des théories hygiénistes a permis la disparition des épidémies et l’allongement de l’espérance de vie.
Covid-19, vers un néo-hygiénisme ?
La crise sanitaire que nous traversons depuis 2020 remet en perspective cette histoire hygiéniste. Le président déclarait que nous étions en guerre contre ce qui demeurait habituellement invisible dans les discours politiques : un virus. La question de la santé publique a alors pris une place inédite dans l’actualité, en France et à l’échelle mondiale.
Alors que l’Île-de-France est l’un des principaux foyers de la pandémie, la ville se transforme et les « gestes barrières » sont adoptés – certes, nous ne battons pas le record des Chinois qui ont construit un hôpital en 10 jours. Néanmoins, les rues de Paris se dotent de nombreuses pistes cyclables, les terrasses des cafés sont étendues, la circulation dans les magasins se fait dans un sens unique, le mètre de distance est imposé entre chaque personne, et bien sûr, l’inconditionnel masque est rendu obligatoire. On conseille aussi à chaque personne d’aérer son intérieur et de se désinfecter les mains dans les distributeurs publiques : tant de règles témoignant d’un nouvel hygiénisme qui s’adapte à son époque. Si beaucoup d’entre elles ont – heureusement – disparu, certaines ont profondément métamorphosé notre rapport à la ville. Certes, la capitale ne croule pas sous les chantiers comme c’était le cas au XIXe siècle, mais l’omniprésence du discours sur l’hygiène a profondément marqué les esprits, mettant en lumière les problématiques réelles de notre mode de vie.
Romane Fraysse
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