La Serpentine est indissociable de Loïe Fuller, car qui à part Loïe Fuller a interprété à la fin du XIXe siècle une pareille danse ondulante, mêlant costume ample, mouvements abstraits, effets de lumière et de son ? C’est en effet en 1891 que la « Fée lumière » crée cette première chorégraphie aux États-Unis, avant de faire carrière à Paris en tant que danseuse, metteuse en scène et réalisatrice parmi les avant-gardes.
Des débuts sur les planches
L’entrée dans le monde de Mary Louise Fuller est en elle-même singulière. C’est lors d’un hiver froid, en 1862, que sa famille américaine décide de quitter l’intérieur glacial de leur maison, située près Chicago, pour donner naissance à leur fille. Son père, le musicien Reuben Fuller, trouve alors une taverne chauffée dans le village voisin, où sa femme Deliah peut mettre bas. Dans ses mémoires, Mary Louise Fuller écrit : « Je ne suis pas arrivée à me débarrasser des effets de ce froid initial » – on peut supposer que sa future carrière de danseuse n’est alors pas anodine.
Mais en premier lieu, c’est vers le théâtre que celle-ci se tourne. Dès l’âge de deux ans, la petite fille monte sur l’estrade de son école pour réciter un sermon, qu’elle aurait mémorisé après une seule écoute. Les années suivantes, elle continue à dire des poèmes, et fait ses débuts en tant que comédienne au Chicago Progressive Lyccum, dans des spectacles de variétés et de vaudeville.
En 1885, elle prend pour nom de scène « Loïe Fuller », et fonde sa propre troupe, avec laquelle elle part en tournée aux États-Unis, aux Bermudes, aux Antilles et en Jamaïque en 1889, grâce à l’aide financière de son mari, le colonel William Hayes, qui s’est enrichi dans l’immobilier. Divorcée en 1892, celle-ci connait par la suite des relations exclusivement lesbiennes et libres, notamment avec Gabrielle Bloch.
La naissance de « La Serpentine »
La vie de Loïe Fuller prend alors un tournant le 16 octobre 1891, lors de la création de la pièce Quack Medical Doctor à Holyoke, dans le Massachusetts. L’auteur annonce vouloir lui faire interpréter une jeune veuve hypnotisée par le docteur Quack. Le soir, en cherchant un costume parmi ses malles à vêtements, la comédienne retrouve alors une « étoffe de soie légère comme une toile d’araignée » provenant des Indes.
Sans savoir qu’elle allait créer une toute nouvelle danse, Fuller fait des essais, qu’elle raconte ainsi : « Ma robe – qui allait devenir la robe du triomphe – était trop longue d’un demi-mètre au moins. Je relevai alors la ceinture et me confectionnai ainsi une sorte de robe Empire en épinglant la jupe à un corsage décolleté ». Au moment de l’interprétation, pour éviter de marcher sur sa robe, celle-ci « la tenai[t] des deux mains et levai[t] les bras en l’air, tandis [qu’elle continuait] à voltiger tout autour de la scène comme un esprit ailé ». Le public, émerveillé, se serait alors exclamé dans la salle « Un papillon ! Une orchidée ! ».
Alors que la pièce n’a pas de succès et s’arrête, Fuller reçoit des encouragements pour cette scène, et travaille alors à perfectionner ses mouvements, consciente qu’elle créait « tout un monde d’ondulations que l’on ne connaissait pas encore ». Elle conçoit alors douze effets, chacun éclairé par une lumière colorée différente, et réalisé avec fermeté pour obtenir un « dessin définitif ». Fière de sa nouvelle danse, Fuller reçoit de nombreuses moqueries de la part des directeurs de théâtre devant lesquels elle la met en scène. C’est finalement celui du Casino Theater de New York qui l’embauche, et donne à sa création le nom « La Serpentine ».
L’ampleur d’une danse symboliste
Malgré la réussite de sa nouvelle danse, Loïe Fuller ne parvient pas à avoir son nom en tête d’affiche, ni même à obtenir la propriété intellectuelle de sa création. Agacée, elle décide de partir vivre à Paris, qui est alors un vrai centre artistique en Europe. Installée, elle est rapidement remarquée par le directeur Édouard Marchand et embauchée aux Folies-Bergères, où elle rencontre un succès sans précédent. Sa carrière est alors lancée : elle se produit dans des capitales comme Londres ou Bruxelles, et devient l’une des artistes les mieux payées dans le monde du spectacle.
Avec des chorégraphies comme la danse serpentine, la danse du Papillon, la danse du feu ou la danse au miroir, Fuller révèle un spectacle total : elle atteint une certaine forme d’abstraction en privilégiant les formes ondulantes sans privilégier de narration, dansant dans une salle obscure en l’absence de décor. Surnommée la « Fée lumière », elle accorde un soin particulier à l’éclairage, multiplie les sources lumineuses, et passe de la monochromie à la polychromie, un travail nécessitant parfois plus d’une trentaine d’éclairagistes.
De même, elle dépose plusieurs demandes de brevets pour ses costumes, qu’elle veut amples avec des volants – elle demande même aux Curie de lui confectionner un costume phosphorescent à base de radium, projet rapidement avorté. Mis en musique, ses spectacles sont illustrés par d’éminents artistes de l’époque, comme Jules Chéret, Henri de Toulouse-Lautrec, Jean-Léon Gérôme ou Pal.
L’art sous toutes ses formes
Devenue une véritable personnalité de la scène, Loïe Fuller fait construire son propre pavillon par l’architecte Henri Sauvage lors de l’Exposition universelle de 1900. Décoré par Francis Jourdain et Pierre Roche, ce « théâtre-musée » présente ses chorégraphies, ainsi que celles de la troupe de Sada Yacco, danseuse de l’avant-garde japonaise. On peut aussi y découvrir une exposition d’objets d’art qui ont inspiré Fuller.
Plus tard, en 1908, elle décide de créer une école de danse aux États-Unis et au Canada, année où elle publie son autobiographie Quinze ans de ma vie. Cinq ans plus tard, elle s’associe à la compositrice Armande de Polignac pour concevoir le ballet Les Mille et Une Nuits, puis réalise avec sa compagne Gabrielle Bloch, dit Gab Sorère, le film Le Lys de la vie entre 1920 et 1921. Elle est alors l’une des premières à utiliser des effets de ralenti, de virage teinté, et d’image en négatif.
Lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs, elle présente aussi l’œuvre monumentale Sur la mer immense, composée de 4 000 mètres de tissu animés par 75 danseuses. Toutefois, si Loïe Fuller est passée à la postérité, c’est surtout pour sa Serpentine, considérée comme une œuvre manifeste de la danse moderne.
Romane Fraysse
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Image à la une : Loïe Fuller. Photographie de Frederick Glasier, 1902