Mistinguett : ce drôle de nom, on l’a tous entendu au moins une fois dans sa vie. Mais l’on serait bien incapable d’en expliquer son origine. On la doit pourtant à Jeanne Bourgeois, reine du music-hall et actrice de cinéma muet, qui s’est imposée comme l’une des grandes personnalités des Années folles, bien décidée à conquérir le tout-Paris.
De Jeanne à Mistinguett, la consécration
C’est dans le quartier ouvrier d’Enghien-les-Bains, en banlieue parisienne, que Jeanne Florentine Bourgeois naît le 3 avril 1875. Fille d’un travailleur journalier et d’une couturière, elle prend pour habitude d’aider ses parents à finir le mois. Un milieu précaire, duquel Jeanne conservera un goût amer pour n’avoir « pas eu d’enfance ». Le seul spectacle qui la fascine, c’est lorsqu’un cirque vient s’installer sur la place du marché. Là , elle reste émerveillée pendant des heures devant les déguisements colorés et la magie de la scène. Elle fabrique de son côté des vêtements de pacotille avec des morceaux de chiffon et commence à jouer la comédie dans la maison familiale. C’est entendu : elle veut être comme eux. Loin de la grande ville, Jeanne désire très tôt rejoindre Paris pour entrer dans cet univers enchanteur et grandiose, où sa gouaille naturelle peut s’exprimer sans demi-mesure.
Bien que réticente, sa mère finit par céder et lui paye des cours de musique dans la capitale. La fillette prend donc très tôt le train pour se rendre aux leçons de « papa Boussagnol » dans la rue de Vivienne. Elle apprend le violon, mais n’aime pas vraiment ça. Qu’importe, ce qui l’anime, c’est surtout de créer sensation, d’impressionner la foule. Avec quelques amies, elle trouve alors plus excitant de déambuler sur les Champs-Elysées, où elle aperçoit les danseuses en train de se préparer dans les coulisses des cafés-concerts.
Dans les rues, son bagout lui vaut d’être vite remarquée. Elle parle fort, n’a pas la langue dans sa poche, et se vêt de tenues extravagantes : avec une robe trop longue pour son âge, elle balance un catogan sous un chapeau à large bord et à bride. Une silhouette qui ne passe pas inaperçue, notamment lors de ses trajets vers la capitale. Attiré par cette personnalité hors-norme, le chauffeur du train aime lui donner le doux surnom de Miss Helvett, pour sa ressemblance avec l’héroïne d’une opérette alors en vogue. Une idée qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. En effet, c’est dans ce train que Jeanne fait la rencontre déterminante de Saint-Marcel, responsable de la revue au Casino de Paris. En fredonnant son surnom sur une de ses chansons à succès, l’auteur de music-hall la renomme « Mistinguette » et décide de l’engager pour monter sur scène.
Depuis ce jour, elle ne sera alors plus que Mistinguette, devenue sa marque de fabrique, son art en tant que tel. Elle se construit une personnalité extravagante, aux toilettes élégantes, qui rayonne dans le tout-Paris. Sa vie entière n’est plus que la scène, n’hésitant pas à tricher sur sa date de naissance et à exhiber ses histoires d’amour. « Il a fallu penser à tout », reconnaît-elle, même à son nom, auquel elle retire le e final afin qu’il apparaisse en plus grand sur les affiches. Une ambition vorace qui dévoile surtout la nécessité d’enterrer Jeanne Florentine et son origine ouvrière qu’elle dédaigne : « Ma vocation a peut-être été tout d’abord de vouloir échapper à ces paysages sans tendresse, à cette banlieue ingrate. […] Il m’arrive de chercher Mistinguett dans sa vie de petite fille. Je la trouve difficilement. Comme tout le monde, j’étais née pour faire quelque chose. Ça aurait pu ne pas être Mistinguett ».
Une star mondiale du music-hall
Ses premiers pas se font tout de même avec le trac, sur la scène du Casino Saint-Martin. Le 5 décembre 1893, la jeune fille chante La Môme du Casino, sans très bien savoir comment s’y prendre. Dans le public, on se moque ouvertement de ses longues dents et de son nez en trompette. Les clients rigolent à gorge déployée, n’hésitant pas à lancer quelques plaisanteries grivoises. En enchaînant les petites salles miteuses, Mistinguett comprend très vite qu’il faut un moral d’acier pour se faire une place dans le milieu, tant pour séduire l’auditoire que pour se démarquer de ses concurrents. La jeune fille est obstinée et n’hésite pas à « dévorer son voisin, mais avec élégance ».
Dès 1897, elle se produit à l’Eldorado en tant que chanteuse comique et gigolette. Pour pallier à sa voix faible et stridente, elle décide de s’en moquer en assumant des répliques et des mimiques bien à elle. On dit même qu’elle invente le style « épileptique », et on la surnomme l’ « excentrique ». A partir de ce moment, Mistinguett comprend ce qui séduit et prend définitivement son envol. Désormais révélée, elle se produit sur les scènes les plus réputées, comme le Moulin-Rouge, où le comédien Max Dearly la choisit comme partenaire pour créer la Valse chaloupée. Un véritable triomphe qui se poursuit avec sa Valse renversante aux Folies-Bergère en 1912, où elle s’associe à Maurice Chevalier, qui deviendra son amant.
Sa carrière se poursuit au Casino de Paris, dont elle reste la vedette jusqu’en 1925. Là , elle enchaîne les opérettes à succès : Paris qui danse, En douce, Ça, c’est Paris, Il m’a vue nue, Mon homme. Comme une revanche, Mistinguett ricane de tous les reproches qu’on lui a fait dans C’est vrai, affirmant par là -même sa personnalité unique : « Lorsque ça monte trop haut moi je m’arrête / Et d’ailleurs on n’est pas ici à l’Opéra / On dit que j’ai l’nez en trompette / Mais j’serais pas Mistinguett / Si j’étais pas comme ça ». Après avoir fait plusieurs tournées sud-américaines, elle s’impose comme une vedette française du music-hall à l’international, en concurrence avec Joséphine Baker. Elle s’ancre si bien dans la culture populaire que son nom entre même dans le dictionnaire pour qualifier une jeune fille coquette. La presse loue alors ses « jolies gambettes » et son « air toujours moqueur », qu’elle mettra en scène jusqu’à ses derniers pas de danse en 1951.
A la conquête du septième art
Il est évident que Mistinguett n’a pas connu cette carrière flamboyante grâce à sa voix. Elle fait partie de cette génération du music-hall où, pour réussir, il faut surtout avoir de la gouaille et être téméraire, d’autant plus lorsque l’on est une femme. Le talent artistique n’est pas le premier critère, c’est surtout la personnalité qui doit se démarquer et être reconnue par le public. « Ne pas être douée, c’est la suprême élégance. Dans la vie, je n’avais pas à être douée mais à être Mistinguett », reconnaît-elle.
Là où se dévoile son intelligence, c’est en fin de compte dans son jeu de scène provocateur et son échange taquin avec le public. Elle passe sa vie à interpréter un personnage qu’elle ne souhaitera jamais quitter. Jouer la comédie lui plaît, si bien qu’elle décide d’ailleurs de conquérir le nouvel art de l’époque : le cinéma. En 1908, elle tourne son premier film L’Empreinte ou la Main rouge, réalisé par Paul-Henry Burguet, et poursuit avec une quarantaine de films muets de Michel Carré, Albert Capellani ou Henri Diamant-Berger. Certains réalisateurs la font même jouer son propre personnage, comme dans Mistinguett détective ou Rigolboche, son premier film parlant. Elle alterne alors les plateaux de tournage et les scènes de théâtre, se produisant notamment au célèbre Théâtre des Variétés.
Finalement, sa voix chancelante s’impose comme une originalité à laquelle Cocteau rend hommage le 5 janvier 1956, jour de sa mort : « C’est la voix du peuple de Paris qui chante faux et bouleverse, voix qui flâne, voix de nos rues, voix des enfants du paradis ».
Romane Fraysse
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