En pensée, la silhouette de Jane Avril apparaît comme une déflagration de couleurs et de formes frénétiques saisie par Henri de Toulouse-Lautrec. Aucun film n’est en revanche arrivé jusqu’à nous pour témoigner de la singularité de ses représentations. Après un passage à l’hôpital de la Salpêtrière, Avril se lance sur les planches des cabarets montmartrois dès 1884, et devient célèbre pour sa danse énergique inspirée par les convulsions des épileptiques.
Le trauma de l’enfance
C’est dans le quartier populaire de Belleville que Jeanne Louise Beaudon voit le jour en 1868. Celle-ci est née de l’union d’une demi-mondaine et d’un noble italien, le marquis Luigi Fontana qui, après avoir quitté sa compagne au bout de deux ans de relation tumultueuse, ne reconnait pas son enfant. Toutefois, si sa mère séduit le Tout-Paris, elle révèle une « méchanceté cruelle et morbide » causée par une maladie mentale, d’après les mémoires de Jane Avril. Alcoolique et malveillante, celle-ci n’est pas en mesure de s’occuper de sa fille, qui est confiée durant un temps à ses grands-parents paternels.
Mais à l’âge de 9 ans, Jeanne Louise Beaudon est de nouveau confiée à sa mère, qui dissimule à la bonne société sa dépendance pour l’alcool et ses élans d’agressivité envers sa fille. Cette dernière observe toute la journée ses changements d’humeur, variant entre un délire de persécution et un délire de grandeur. Bien heureusement, celle-ci est placée quelque temps dans une pension de bonnes sœurs grâce à M. Hutt, un admirateur de sa mère. Mais après plusieurs années, sa tortionnaire la contrainte de rentrer à domicile. Jeanne Louise Beaudon décide alors de fuguer.
Entre les murs de la Salpêtrière
Recueillie par M. Hutt et sa nouvelle femme, celle-ci est soignée durant un temps. Mais ses mauvais traitements ressortent à travers une maladie nerveuse, qu’elle dit être la « danse de Saint-Guy ». Ses bienfaiteurs la font alors admettre à l’hôpital de la Salpêtrière, dans le service du fameux docteur Jean-Martin Charcot, spécialisé dans le traitement de l’hystérie. Protégée de sa mère, la jeune fille alors âgée de 13 ans voit tout d’abord ce lieu clos comme un véritable « Eden ». Les médecins finissent par lui diagnostiquer une « chorée », maladie neurologique se traduisant par des mouvements incontrôlables.
La jeune Jeanne assiste alors au « Bal des Folles », une soirée de Mardi-Gras où les patientes « hystériques », en réalité épileptiques, se mettaient en scène dans des tenues de commedia dell’arte, pour divertir la bourgeoisie parisienne. C’est lors de cet étrange événement que celle-ci suscite l’admiration de son premier public en entonnant quelques pas de danse : « À peine venait-on d’attaquer les premières mesures d’une valse que, soulevée de terre par son rythme entraînant, je m’élançais comme un “cabri”, emportée dans un éblouissant tourbillon, sans plus rien voir ni personne ! ». Toutefois, après un an et demi enfermée, Jeanne fait partie des rares patientes à être déclarée guérie par le docteur Charcot : « Hélas ! je fus guérie ! » écrit-elle dans ses mémoires, en souvenir de sa peur bleue de retrouver sa mère.
Dansons maintenant !
Le 11 juillet 1884, Jeanne Louise Beaudon sort de la Salpêtrière avec sa mère, et ne tarde pas à fuguer de nouveau. Pour survivre, elle décide alors de se produire dans les cabarets de la capitale, et prend le pseudonyme de « Jane Avril ». Sa carrière commence alors au bal Bullier, où la jeune femme se fait rapidement remarquer sur scène avec ses danses endiablées, inspirées des convulsions des épileptiques. Elle-même s’étonne de ses gestes : « Et me voilà partie à danser et bondir, tel un chevreau échappé, ou mieux comme une folle que je devais sans doute être un peu ». Une réputation d’hystérique qui la poursuit d’ailleurs durant un temps, puisque celle-ci se fait surnommer « Jane la Folle » ou « Mélinite » par son public.
Contrairement à d’autres célébrités montmartroises, comme la Goulue ou Nini patte en l’air, Jane Avril ne bascule pas vers la prostitution. Se qualifiant elle-être de timide et de sensible, la jeune danseuse ose tout de même se mettre en scène, charmer, dévoiler ses jambes, mais refuse de vendre son corps. Sous la protection de Charles Zidler, celle-ci entre finalement dans son célèbre établissement, le Moulin Rouge. Sa danse effrénée est alors connue dans toute la capitale, si bien qu’Avril enchaîne les grandes scènes, devenant la tête d’affiche des Décadents, du Divan japonais, de L’Eldorado ou des Folies Bergère.
Toulouse-Lautrec, la rencontre
En se produisant dans les cabarets montmartrois, Jane Avril fréquente de près tout le milieu intellectuel et artistique de l’époque, à l’instar de Mistinguett, Joris-Karl Huysmans, Auguste Renoir, Alphonse Allais, et bien sûr, Henri de Toulouse-Lautrec. Habitué des cabarets, dans lesquels il aime croquer les atmosphères festives du Paris nocturne, le peintre est séduit par Jane Avril. Il devient rapidement un ami proche, et partage avec elle les souffrances causées par sa différence physique.
L’artiste réalise alors plusieurs pastels de la danseuse pleine d’élégance, en train de balancer ses longues jambes dans l’espace. Il la célèbre d’ailleurs en une du numéro 1 de la revue L’Estampe originale, et l’illustre dans de nombreuses affiches devenues iconiques. Mais la carrière d’Avril ralentit peu à peu. Après avoir épousé le peintre Maurice Biais, le 7 juin 1911, celle-ci s’isole avec son mari et son fils dans leur maison à Jouy-en-Josas. Elle continue tout de même à se produire de temps à autre, et fait sa dernière danse en 1935, à l’âge de 67 ans, sept ans avant sa disparition.
Romane Fraysse
À lire également : Portrait d’Henri de Toulouse-Lautrec, figure emblématique de la Belle Époque montmartroise
Image à la une : Jane Avril par Paul Sescau, 1890