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8 février 1962 : retour sur un crime d’État au métro Charonne

Manifestation de soutien après le massacre du 8 février 1962

« Ils sont pas lourds, en février, à se souvenir de Charonne, des matraqueurs assermentés, qui fignolèrent leur besogne… ». C’est en 1975 que Renaud évoque ce que l’on nomme désormais l’« affaire du métro Charonne ». Un événement absent du récit national, qui s’est déroulé lors d’une manifestation parisienne contre la guerre en Algérie, le 8 février 1962. Au cours de ce rassemblement illégal, 9 personnes réprimées par la police sont mortes dans la bouche du métro Charonne.

De Gaulle, Papon et la politique répressive

Pour comprendre la manifestation du 8 février 1962, il faut évoquer le contexte politique particulièrement tendu. La France, qui colonise l’Algérie depuis 1830, est en guerre dès 1954 contre ce territoire de l’Afrique du Nord revendiquant son indépendance. Réélu en 1958, le président Charles de Gaulle évoque l’autodétermination de l’Algérie, et un référendum lancé en 1961 recueille 75 % d’avis favorables. Toutefois, ce droit tarde à être accordé, et les tensions se font de plus en plus vives. L’Organisation de l’armée secrète (OAS), partisane de l’Algérie française, accumule les attentats sur les deux territoires, tout comme son opposant, le Front de libération national (FLN), qui en organise plusieurs contre les policiers français.

Une visite du président Charles de Gaulle à Alger en 1960
Une visite du président Charles de Gaulle à Alger en 1960

Ces fortes tensions créent un climat général particulièrement violent en France et en Algérie. Face aux attentats du FLN, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, riposte en déclarant : « pour un coup reçu, nous en rendrons dix » – celui-là même qui sera condamné en 1998 pour avoir contribué à la déportation de juifs durant la Seconde Guerre mondiale, ce qui met déjà en lumière la politique paradoxale de Charles de Gaulle.  Maurice Papon crée du même coup un couvre-feu pour ceux qu’il nomme les « Français musulmans d’Algérie ». À l’appel du FLN, ceux-ci manifestent tout de même aux Champs-Élysées, le 17 octobre 1961, pour protester contre cette mesure. Le président de Gaulle autorise ainsi Papon à réprimer violemment cette manifestation, qui se termine, comme nous le savons, en véritable bain de sang. Au total, plusieurs dizaines de personnes trouvent la mort ce jour-là – entre 38 et 200 personnes, le chiffre varie selon les historiens.

Maurice Papon, préfet de police
Portrait de Maurice Papon, 1947 – © AFP PHOTO / INTERCONTINENTALE / STF

Les mois suivants, les manifestations se poursuivent dans la capitale, organisées par la CGT, la CFTC et l’UNEF. Les violences, toujours aussi intenses, sont commentées par les journaux, qui réagissent en tenant leur adversaire politique pour responsable. Ainsi, Le Figaro ou L’Aurore accusent le Parti communiste, tandis que Le Monde dénonce les prises de position contradictoires du gouvernement face aux attentats de l’OAS. Au même moment, l’Organisation multiplie les attentats contre les personnalités politiques, syndicales, universitaires et lettrées dans le pays.

La préparation de la manifestation du 8 février 1962

Face à cette crise, la CFTC, la CGT, le FEN et l’UNEF se rencontrent pour appeler à une manifestation massive contre les violences de l’OAS et la guerre en Algérie. Le 8 février 1962, un tract invite tous les Parisiens à se mobiliser le soir, place de la Bastille, afin de « faire échec au fascisme et d’imposer la paix en Algérie ». Même si ce jour-là, Maurice Papon rencontre les syndicats, la manifestation reste interdite sur la voie publique – selon ses mémoires, il aurait suggéré au ministre de l’Intérieur, Roger Frey, d’autoriser le rassemblement, mais le président Charles de Gaulle s’y serait opposé. Face à ce refus, les organisateurs de la manifestation informent qu’ils la maintiennent.

Manifestation contre l'OAS à Paris en décembre 1961 ©Getty - Keystone-France
Manifestation contre l’OAS à Paris en décembre 1961 © Getty – Keystone-France

Les Renseignements généraux et la préfecture prévoient un nombre de manifestants entre 6 000 et 15 000. Elle convoque alors 13 compagnies d’intervention (CI), 11 escadrons de gendarmerie mobile, 3 compagnies républicaines de sécurité (CRS) et des centaines de gardiens de la paix. Les consignes données sont de procéder à dispersion des manifestants dès 18h et de ne tolérer aucun rassemblement. Si nécessaire, on leur demande d’utiliser des grenades lacrymogènes et des bâtons de défense, tout en procédant à des arrestations. De leur côté, les syndicats appellent à une manifestation pacifique sur les ondes des radios. Ils décident d’accéder à la Bastille avec cinq cortèges différents, qui partent de différentes stations de métro autour de la place.

9 morts au métro Charonne

Malgré une organisation réfléchie, les cortèges n’ont pas pu se constituer comme prévu. Les différentes rues menant à la place de la Bastille sont bloquées par les forces de l’ordre. De premiers soulèvements ont alors lieu sur le boulevard Beaumarchais. Dans ce contexte tendu, de violents affrontements se jouent dans les deux sens, selon les témoins : certains manifestants lancent des projectifs sur les policiers, tandis que ces derniers chargent des groupes pacifiques. Finalement, plusieurs des cortèges prévus se retrouvent amassés au carrefour du boulevard Voltaire et de la rue de Charonne.

La manifestation du 8 février 1962
La manifestation du 8 février 1962

À 19h37, les forces de l’ordre reçoivent un ordre de la préfecture : « Dispersez énergiquement ». Au carrefour entre Voltaire et Charonne, la 31e division, commandée par le commissaire Yser, charge un cortège qui se rendait vers la place de la Nation. Au même moment, le commissaire Dauvergne, de la 61e division, reçoit pour ordre de bloquer le boulevard Voltaire, de manière à assiéger les manifestants. Aucune issue n’est alors possible, en dehors des ruelles, des portes cochères ou des bouches du métro Charonne. Dans l’une d’elles, un groupe de manifestants est poursuivi par les policiers à l’intérieur des couloirs et sur les quais. La bousculade provoque alors la chute de plusieurs personnes, écrasées par d’autres manifestants matraqués par la police, qui leur jette également des grilles d’arbres et d’aération.

Article de journal sur les victimes du métro Charonne
Article de journal sur les victimes du métro Charonne

Finalement, parmi près de 250 blessés, neuf personnes meurent dans la station Charonne à cause de coups et d’asphyxie. Parmi eux, tous étaient syndiqués à la CGT, et majoritairement membres du Parti communiste. On compte le dessinateur Jean-Pierre Bernard (30 ans), la secrétaire Fanny Dewerpe (31 ans), l’apprenti Daniel Féry (15 ans), l’employée aux chèques postaux Anne-Claude Godeau (24 ans), le maçon Hippolyte Pina (58 ans), l’employé de presse Édouard Lemarchand, (40 ans), l’employée à L’Humanité Suzanne Martorell (36 ans), le typographe Raymond Wintgens (44 ans), et l’employé de bureau Maurice Pochard (48 ans).

L’État face au crime

Au lendemain de ce massacre, le ministre de l’Intérieur justifie les décès selon une version officielle, expliquant que les neuf personnes ont été écrasées par la foule contre les grilles fermées de la station. Or, les témoins ont assuré que les grilles étaient bien ouvertes, et que les victimes sont mortes sous les coups de la police. Une incertitude a perduré durant quelque temps sur les causes des décès, puisque certains corps ont été évacués par le métro et déplacés dans des stations voisines, telles que les stations Rue des Boulets ou Voltaire. C’est finalement l’autopsie qui a permis de confirmer la responsabilité des forces de l’ordre.

La manifestation du 8 février 1962
La manifestation du 8 février 1962

Dans son enquête préliminaire de l’information criminelle, rédigée le 27 juin 1962, le procureur de la République soutient la version des témoins : « Il convient de faire état ici du fait rapporté par certains témoins, entendus à l’enquête, qui ont indiqué avoir assisté à des actes de violence commis par quelques membres des forces de l’ordre et qui apparaissent hautement répréhensibles. Il s’agit notamment du jet d’éléments de grilles de fer, qui normalement sont fixées au pourtour des arbres de l’avenue, et de grilles d’aération du métro, qui régulièrement se trouvent au niveau des trottoirs de la chaussée. Ces pièces métalliques sont très pesantes (40 kg pour les premières, 26 kg pour les secondes). Certains témoins ont déclaré avoir vu des agents lancer des grilles sur les manifestants à l’intérieur de la bouche de métro. Ce fait paraît établi, et il est constant que trois de ces grilles au moins ont été retrouvées après la manifestation au bas des escaliers de la bouche de métro et récupérées là par des employés de la station ».

Manifestation de soutien après le massacre du 8 février 1962
Manifestation de soutien après le massacre du 8 février 1962

L’enquête finit par conclure que les décès ont été provoqués par ces grilles, d’autres par l’étouffement, ou encore à cause de fractures au crâne causées par des coups de matraque. Face à ce constat, le ministre de l’Intérieur reste sur sa position et accuse des « groupes organisés de véritables émeutiers » qui ont attaqué le service d’ordre. Le Premier ministre, Michel Debré, félicite quant à lui Maurice Papon pour ses « qualités de chef et d’organisateur », et aucune condamnation n’est prononcée. Malgré des manifestations de soutien et l’indépendance de l’Algérie proclamée le 18 mars 1962, le déni de l’État perdure.

Si la violence policière est désormais reconnue, elle n’est que le reflet d’une politique d’État encourageant la répression. En 2021, Emmanuel Macron a déclaré que le massacre du 17 octobre 1961 était un « crime inexcusable pour la République », mais ni cet événement ni celui du métro Charonne n’ont encore été reconnus comme des crimes d’État.

Romane Fraysse

À lire également : Le quartier de Charonne au début du XXe siècle

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