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Séverine : le journalisme « debout » d’une frondeuse

Par Romane Fraysse

Héritière de Jules Vallès, elle est l’une des premières femmes à défendre un journalisme social qui s’exerce sur le terrain. Par son caractère indépendant, Séverine a mené toute sa vie les combats d’une frondeuse soutenant des idées libertaires et féministes. Aujourd’hui oubliée, la journaliste est pourtant une pionnière des mouvements de libération qui ont vu le jour au XXe siècle.

À bas les conventions !

Celle qui se nomme civilement Caroline Rémy n’est au départ qu’une jeune femme évoluant parmi d’autres au sein de la petite bourgeoisie du XIXe siècle. Née en 1855, la fillette grandit avec l’image de son père, inspecteur des nourrices à la préfecture de police de Paris, qui lutte avec acharnement contre le grand nombre de décès de nouveau-nés, faute d’hygiène à l’époque. Une expérience violente, qui va nourrir un profond sentiment d’injustice chez la future Séverine.

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Auguste Renoir, Caroline Rémy dite Séverine, 1885

Lors de son adolescence, Rémy souhaite tout d’abord devenir actrice. Un métier bien trop grossier pour la petite bourgeoisie de l’époque : sa mère ne tarde pas à s’y opposer pour lui préférer le métier d’institutrice. Mais face à ses réticences, ses parents décident finalement, contre son gré, de la marier à 16 ans à Antoine-Henri Montrobert, un employé de gaz. La jeune femme, déjà avide d’indépendance, ne tarde pas à quitter le domicile conjugal, après avoir donné naissance à un fils. Elle poursuit alors son désir de devenir actrice, et vivote en jouant de petits rôles dans les théâtres.

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Nadar, Portrait de Séverine

À 23 ans, elle devient lectrice pour Louise Adrienne Bovet, une riche veuve suisse, et fait alors la rencontre amoureuse de son fils, le médecin Adrien Guebhard. Le nouveau couple ne tarde pas à s’installer ensemble, et à avoir un fils. C’est lors de leur séjour à Bruxelles, en 1879, que Rémy fait la rencontre déterminante de Jules Vallès, et revient avec une conviction : sa voie est celle du journalisme. Bien que ses parents s’opposent de nouveau à son choix, la jeune femme les convainc de céder après avoir tenté de mettre fin à ses jours. En 1885, lorsque le divorce est de nouveau autorisé en France, elle se marie alors à Guebhard et se lance dans le vaste monde de la presse.

Les apprentissages d’un journalisme « debout »

Jules Vallès garde une place primordiale dans l’existence de Caroline Rémy. Cet homme de lettres, déjà connu pour son ouvrage Les Enfants du Peuple, est l’un des premiers humanistes à évoquer les difficiles conditions de travail des mineurs. Communard en 1871, il fonde le quotidien socialiste Le cri du Peuple et se voit contraint de quitter le pays sous les menaces de mort des versaillais. C’est lors de son exil en Belgique qu’il rencontre la jeune Rémy. De retour en France en 1880, Vallès l’embauche comme secrétaire. L’admiration de ces deux amis est mutuelle : celle-ci se forme au journalisme « debout » et au socialisme, tandis que l’écrivain applaudit son courage et sa détermination qui ne se soucient pas du « qu’en-dira-t-on bourgeois ».

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Nadar, Séverine, 1890

En 1883, un premier article est publié dans Le cri du Peuple sous le nom de plume de « Séverin », suivi par de nombreux papiers cette fois signés avec le « e » féminin. À côté, Adrien Guebhard assure un soutien financier permettant de relancer l’activité du journal. Au fil des mois, Séverine fait partie intégrante de la rédaction, jusqu’à reprendre sa direction à la mort de Vallès, en 1885. Elle est alors la première femme à diriger un grand quotidien, à une époque où la plupart peinent à quitter le foyer conjugal. Mais de nombreux conflits politiques commencent à voir le jour, une partie des journalistes reprochant à Séverine de soutenir le général Georges Boulanger et d’avoir une liaison avec Georges de Labruyère. Celle-ci finit alors par quitter Le cri du Peuple en 1888. Dans un journal, elle note : « Ce que je vais faire maintenant, c’est l’école buissonnière de la Révolution. J’irai de droite ou de gauche, suivant les hasards de la vie ; défendant toujours les idées qui me sont chères, mais les défendant seule, sans autre responsabilité́ que celle de ce qu’aura paraphé mon nom ».

Le reportage social

Si Séverine défend le journalisme « debout », c’est avant tout pour soutenir un combat socialiste. Lancée en tant qu’indépendante, elle écrit pour de nombreux journaux, dont les conservateurs Gil Blas et Le Gaulois, ainsi que La Libre Parole, qui est pourtant tenu par l’antisémite Édouard Drumont. La journaliste se préoccupe davantage de l’indépendance de sa plume que du support de ses textes. Elle se laisse simplement guider par sa conviction première : « Avec les pauvres, toujours, malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes… malgré leurs crimes ! ». Bien qu’on l’entende parfois critiquer « l’esprit juif », elle s’engagera du côté des dreyfusards et se verra fermer la porte de plusieurs quotidiens.

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Amélie Beaury-Saurel, Séverine, 1893

Antiparlementariste et pacifiste, elle défend la Révolution russe de 1917 et adhère au Parti communiste français en 1921. Mais là encore, des conflits apparaissent : journaliste durant un temps à L’Humanité, elle finit par quitter le parti, refusant de rompre avec la Ligue des droits de l’homme que les communistes rejettent comme une « formation bourgeoise ». Bien qu’elle suive avec indépendance ses idées, elle parviendra à écrire près de 6 000 articles et chroniques dans les journaux.

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Séverine lors d’une manifestation pour le droit de vote des femmes, 1905

Son indépendance et son engagement la mènent à devenir l’une des premières reporters femmes. Elle se rend notamment à Saint-Étienne en 1890, et descend dans la mine après une catastrophe qui a coûté la vie à 113 hommes. Elle relate plusieurs témoignages dans son long article, et lance une souscription pour venir en aide aux familles des victimes. Une autre fois, elle se déguise en ouvrière lors de la grève menée par les « casseuses de sucre » dans une raffinerie parisienne. Ainsi, sa vision du journalisme dépasse l’écriture engagée, pour s’incarner dans une mobilisation sociale aux côtés des plus pauvres.

Une frondeuse féministe

Bien sûr, son caractère indépendant ne peut omettre une chose : Séverine est une femme dans un monde régi par les hommes. Dès 1897, elle publie chaque jour ses « Notes d’une frondeuse » dans La Fronde, un journal féministe fondé par son amie Marguerite Durand. Premier quotidien destiné aux femmes, il est aussi entièrement conçu par des journalistes, collaboratrices, typographes et imprimeuses femmes. Là, elles défendent leurs droits dans de nombreux articles, et se font les précurseurs de nombreux combats féministes, tels que l’avortement, l’éducation mixte, le droit de vote, ou l’égalité salariale.

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Manifestation des suffragettes, avec Séverine en tête du cortège, 1914

En réaction au prix Goncourt jugé misogyne, Séverine participe aussi à la création du prix Vie Heureuse – futur prix Femina – avec plusieurs femmes, dont Anna de Noailles ou Daniel Lesueur, et fera partie du jury jusqu’à sa mort. Également en tête d’une manifestation des « suffragettes » en 1905, elle commente :  « Cet ignorant qui ne sait ni lire, ni écrire, si incapable de distinguer sa droite de sa gauche qu’au régiment ses chefs feront garnir différemment ses deux sabots, et que les mouvements s’exécuteront au commandement : « Paille ! Foin !… Paille ! Foin ! » cet ignorant est électeur. […] Électeur encore, ce fainéant qui se fait nourrir par sa femme, et cet apache qui vit de la fille ; électeur : ce gâteux qui s’usa les moelles en de sales noces ; électeur : ce demi-fou et ce fou prétendu guéri. Électeur enfin l’imbécile, maître du monde ! Mais la femme, réputée inférieure à tous ceux-là, n’a d’emploi que comme contribuable ; qu’un devoir : celui de payer ; qu’un droit : celui de se taire ». Si Séverine disparaît en 1929, ses nombreuses actions féministes porteront leur fruit au cours du XXe siècle, notamment avec l’instauration – bien que tardive – du droit de vote des femmes françaises en 1944.

Romane Fraysse

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