
Depuis plusieurs années, des débats sont lancés sur le déboulonnage de certaines statues érigées dans l’espace public. Figures de mémoire ou symboles idéologiques, ces œuvres sculptées sont remises sur le devant de la scène et nous interpellent. Alors que les places, rues et jardins parisiens comptent près d’un millier de statues, plusieurs questions sont soulevées. Qu’est-ce que ces figures ont à nous dire ? Mais aussi, faut-il penser l’espace public dans sa permanence ou dans sa réactualisation ?
La célébration des statues
Quand est-ce que la première statue a été boulonnée ? À vrai dire, la réponse ne peut être facilement donnée… Car cette tradition remonte à l’Antiquité, et a été adoptée par la plupart des sociétés jusqu’à nos jours. Toutefois, dans l’histoire moderne, la IIIe République reste un vrai âge d’or pour la statuaire, et notamment à Paris. D’après l’historien Maurice Agulhon, environ 150 statues auraient été placées dans les rues de la capitale entre 1870 et 1914, alors qu’il n’en existait que 25 au début du XIXe siècle. Bien sûr, les nouvelles valeurs républicaines motivent cette initiative, mais cet engouement pour les statues s’explique aussi par les changements urbains liés aux travaux d’Haussmann. L’agrandissement des avenues et la création de places publiques vont devenir un écrin idéal pour ces œuvres chargées de symboles.

Toutefois, la statuaire va rapidement perdre sa cote. Les bouleversements esthétiques initiés par l’art moderne vont mettre à mal cet art jugé trop académique. On lui reproche une nouvelle fois d’être une imitation pompeuse de l’art classique. Les artistes, secoués par le romantisme, n’ont désormais plus qu’un mot à la bouche : de la création et de l’originalité. Si Rodin, Zadkine ou César se plaisent à renouveler la statuaire parisienne, la plupart la délaissent pour préférer de nouveaux genres, souvent contestataires et éphémères, qui tendent peu à peu vers l’abstraction. Les statues semblent quant à elles devenir de plus en plus invisibles. Si elles sont longtemps restées le seul art célébré officiellement dans la rue, l’art urbain commence lui aussi à avoir des commandes pour couvrir les murs de la capitale.
La commande publique
La statuaire publique revêt de multiples apparences. Scène mythologique, événement historique, figure religieuse… elle incarne durant longtemps les genres nobles de la représentation artistique. On peut notamment citer la grande tradition de la statue équestre, une œuvre technique et coûteuse, qui est souvent érigée pour célébrer un souverain ou un chef militaire. En 1874, une statue de Jeanne d’Arc commandée à Emmanuel Frémiet est par exemple sur la nouvelle place des Pyramides à Paris.

Mais qui décide qu’une statue sera boulonnée sur une avenue ou sur une place parisienne ? En réalité, la « commande publique » connaît de multiples situations. Elle peut être lancée par l’État lui-même, par les municipalités des villes, ou encore, par des comités privés qui honorent la mémoire d’une personnalité. Toujours est-il qu’après délibération du conseil, il faut obtenir un décret d’autorisation délivré par le préfet ou le ministre de l’Intérieur afin de pouvoir sceller le monument. L’État n’est donc pas toujours à l’origine d’un projet, mais sa décision entre en jeu au moment de la validation. Par exemple, sous la IIIe République, beaucoup des statues n’ont pas été commandées par l’État, qui pouvait seulement subventionner leur mise en place.
Un symbole national
Qu’elle soit une commande de l’État ou non, la statue doit toujours servir l’idéologie du pouvoir, comme toute œuvre édifiée dans un espace public. La célébration d’une personnalité ou d’un événement n’est jamais anodine et participe à l’élaboration d’un récit national. Que l’on ait connaissance ou non de cette histoire, le choix de ce sujet, la place de cette œuvre, et même l’ancrage de son nom dans un lieu, ont une importance insoupçonnée.

Cette valeur symbolique réapparaît souvent au moment des crises. On a pu constater de quelle manière la statue de la République de Léopold Morice a été investie par les Parisiens après les attentats du 13 novembre 2015. Le monument, datant de 1883, a été recouvert durant plusieurs mois de tags, de bougies, de dessins et de fleurs. En plein cœur de la ville, il est redevenu visible en incarnant les valeurs républicaines chères à ses contemporains, la liberté en tête. Cette fonction symbolique des statues contribue ainsi à créer un sentiment d’appartenance et à faire société.
La question des minorités
Si la statuaire rassemble les Parisiens, elle crée aussi des divergences. La destruction de certaines statues arrive aussi dans les périodes de crise. À la Révolution française ou lors de la Commune de Paris, un grand nombre de monuments ont été vandalisés et mis en morceaux par les insurgés, qui souhaitaient célébrer les valeurs républicaines en faisant disparaître les symboles de royauté et de religion. Sur la place Vendôme, la colonne est détruite le 16 mai 1871 par les communards, qui voient dans la statue de Napoléon Ier une célébration du militarisme et de l’impérialisme.

Aujourd’hui, la défense des minorités pose un nouveau regard sur la statuaire. Sans grande surprise, parmi le millier de statues édifié dans Paris, on ne compte qu’une quarantaine d’œuvres célébrant des femmes illustres. Bien entendu, les déesses et les nymphes pleuvent à chaque coin de rue, mais les personnalités féminines de notre histoire restent quant à elles des exceptions – et l’on peut dire pareil des sculptrices ! On trouve par exemple George Sand et la Comtesse de Ségur au jardin du Luxembourg, ou encore Édith Piaf sur la place qui lui est consacrée dans le XXe arrondissement. Mais celle qui a fait parler d’elle, c’est Solitude, un monument dédié à Rosalie, héroïne de la résistance des esclaves de Guadeloupe. Inaugurée sur la place du Général-Catroux en 2022, elle est la première statue représentant une femme noire à Paris.
Permanence ou actualité
Le geste est fort, et soulève une autre question : celle du déboulonnage. En 2020, des militants antiracistes demandent de retirer une statue érigée en l’honneur de Jean-Baptiste Colbert. Située devant l’Assemblée nationale, celle-ci a eu son socle tagué du message « Négrophobie d’État ». Il en va de même pour celle du maréchal Joseph Gallieni située place Vauban, recouverte d’un voile noir avec l’inscription « Déboulonnons le récit officiel ».

Face à ces problématiques, notre regard doit d’abord se porter sur une définition de l’espace public. Doit-il être un lieu permanent, qui reste sourd aux enjeux du monde actuel ? Ce lieu de vie, à l’imagine de la société, est en perpétuel mouvement : il doit incarner ses valeurs. Le déboulonnage de statues portant un récit qui rompt radicalement avec les combats contemporains est donc un débat légitime. Mais le débat nécessite un réel questionnement, car l’enjeu est de taille : cet acte ne peut être fait qu’en mettant en lumière une contradiction idéologique. Bien entendu, il ne s’agit pas là de faire taire l’histoire, mais de la questionner : si détruire une statue entraîne un oubli préjudiciable, la retirer de l’espace public pour la placer dans un musée peut permettre d’actualiser le récit que l’on pose sur notre passé. Si la statuaire publique est souvent laissée à elle-même, les institutions peuvent l’ancrer dans une histoire, et aborder ses polémiques à travers des cartels pédagogiques. Mais bien sûr, ces décisions nécessitent de réelles concertations, car une histoire est toujours complexe et ne peut être réduite à seul pan…
Romane Fraysse
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Image à la une : Monument à la République, place de la République à Paris – © Chabe01