
En plein cÅ“ur des Yvelines, l’île de Croissy a longtemps été l’Arcadie des Parisiens en quête de déracinement. C’est là , sur la digue reliant l’île de Chatou, que l’on trouvait au XIXe siècle une guinguette flottante au curieux nom de « Grenouillère », considérée comme le berceau de l’impressionnisme. Bien qu’elle ait disparue, les berges offrent toujours une vraie échappée aux citadins venant contempler les miroitements de l’eau.
Le charme sauvage des berges au XIXe siècle
 Située dans la commune de Bougival, l’île de Croissy est devenue le lieu d’idylle d’un bon nombre de Parisiens depuis la création en 1837 d’une voie ferrée reliant la gare Saint-Lazare à la station de Chatou. Séduits par l’éclat lumineux des paysages, les impressionnistes dérivent aussi vers ce havre bucolique que l’on surnomme alors le « Madagascar de la Seine ». Enivré, Claude Monet saisit l’éblouissant coucher de soleil sur les coteaux, et peint les ombres ciselées des platanes du pont de Bougival. Berthe Morisot esquisse quant à elle le jardin fleuri de sa maison d’été, parfois habité par sa jeune fille Julie aux côtés de son père ou de sa nurse.

Avec la mode du canotage, les berges sont peu à peu envahies par les matelots et les baigneurs, venus goûter aux délicieuses libertés permises par cette île. Loin des conventions citadines, elle devient un lieu de badinage où l’on s’adonne aux plaisirs les plus coupables. Cet engouement soudain fait alors germer une merveilleuse idée dans l’esprit d’une certaine Félicie Seurin, habitante de Croissy : pourquoi ne pas y créer un lieu de fête, où les Parisiens pourraient boire, danser et nager comme ils l’entendent ? Dès 1852, elle installe sur la digue deux barges flottantes amarrées à l’île : l’une est réservée aux cabines de bain, l’autre à la buvette. De son côté, son mari François devient passeur en guidant les visiteurs sur sa barque. Sans le savoir, le couple vient ainsi de faire naître l’un des hauts lieux artistiques de la Belle Epoque, que le tout-Paris nommera bientôt la « Grenouillère ».
La Grenouillère, l’île des plaisirs
Il n’a pas fallu longtemps pour que la « Grenouillère » devienne le maître-mot des noctambules parisiens. Pourquoi ce curieux nom ? Il va de soi que l’île est appréciée des grenouilles, mais il s’agit surtout d’un jargon désignant les femmes de petite vertu qui y montrent leurs cuisses sans vergogne. Car les loisirs ne tardent pas à se développer avec une école de natation et des canaux à louer, mais aussi des bains mixtes, ce qui est inédit pour l’époque.

Dans le feu de l’ivresse, on s’adonne tout autant à des danses endiablées et à des chants grotesques sur les barges flottantes, notamment le jeudi, soir de bal. Construite sur l’eau, la guinguette tourne alors autour du « Camembert », un petit îlot circulaire accessible depuis un ponton, ce qui en fait tout son charme.

Mais les libertés prises à la Grenouillère ne sont pas au goût de tout le monde. De nombreux journaux vantent ses soirées festives, tandis qu’en 1888, le Guide Conty des environs de Paris s’amuse de sa débauche : « Figurez-vous un immense bateau converti en café où se coudoient, dans les costumes les plus excentriques, canotiers et canotières riant follement, dansant follement aux sons discordants d’un piano. […] La Grenouillère, soit dit entre nous, n’est pas précisément un endroit recommandé aux ecclésiastiques ».

Guy de Maupassant, pourtant habitué du lieu, décrit quant à lui un endroit crasseux aux mÅ“urs dissolues : « On sent là , à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne. […] Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar ».
L’aurore de l’impressionnisme
Que cette île soit sujette aux controverses, Claude Monet et Auguste Renoir ne s’en préoccupent pas, eux qui enverront valser les règles académiques sur la toile. C’est d’ailleurs précisément à la Grenouillère, en plein air, qu’ils vont développer leur style pour la première fois. A l’été 1869, en posant le chevalet face au Camembert, les deux peintres observent les miroitements de la Seine, l’agitation des nageurs et les effets de la lumière. Renoir change alors sa palette et décompose sa touche.

Monet va plus loin en esquissant à peine les silhouettes pour étudier les notes colorées de l’eau. Ce partage, les deux artistes le voient comme un exercice de style : ils adoptent la même perspective et échangent sur leur technique, le plus important étant de rester fidèle aux impressions ressenties.

De cette expérience naissent cinq tableaux, dont les plus célèbres restent La Grenouillère de Renoir et Bain à la Grenouillère de Monet. De manière tout à fait inédite, les deux peintres ont créé le manifeste de l’impressionnisme avec un point de vue similaire : sur les deux toiles, on retrouve le camembert traversé par le ponton, la barge des nageurs à droite, et au premier plan, plusieurs canots en bois. La composition est telle que les ondoiements de l’eau occupent la majorité du tableau, ouvrant peu à peu la voie à l’abstraction des formes.
Les vestiges de l’île
Il est aujourd’hui curieux de constater que l’histoire de la Grenouillère reste méconnue, alors que l’impressionnisme est l’un des mouvements picturaux les plus en vogue. Cela s’explique en partie par la destruction de la fameuse guinguette après un incendie en 1889.

Bien que le bâtiment soit reconstruit l’année suivante, le succès n’est plus au rendez-vous : non seulement le cyclisme a pris le pas sur le canotage, mais surtout, le déversement des égouts parisiens en amont de la Seine décourage les nageurs. C’est finalement en 1928 que l’établissement disparaît définitivement lors de travaux d’élargissement du fleuve.

S’il n’est plus possible de visiter ce havre, le musée de la Grenouillère de Croissy retrace désormais l’histoire de la guinguette et tente de remettre en lumière son rôle dans l’émergence du mouvement impressionniste. Situé dans le château Chanorier, il présente un ensemble de toiles de petits maîtres de l’époque, des reproductions d’oeuvres de Monet ou Renoir et des affiches célébrant ce lieu festif de la Belle Epoque.

Sur les trois pièces, on découvre aussi des maquettes, des partitions, des lettres, des illustrations humoristiques, et plusieurs objets anciens, comme un vieux jeu de grenouille en bois. Dans le dernier espace, une vidéo commente également les us et coutumes des Parisiens venant se baigner à Croissy au XIXe siècle.
Une promenade idyllique
Et ce sentiment d’évasion nous embarque aujourd’hui encore. En se rendant sur les berges de la Grenouillère, on se sent tout autant dépaysé.

Silencieux et ensoleillé, le long passage bordant l’eau nous fait découvrir de sublimes villas du XIXe siècle aux terrasses étendues.

De petites passerelles et escaliers nous permettent aussi de nous recueillir près de l’eau, en restant caché à la vue de tous. L’occasion d’observer les miroitements ayant donné naissance à l’impressionnisme. Difficile de penser que nous sommes à côté de Paris, tant ce havre nous offre un moment de détente.

Tout le long des berges, plusieurs reproductions des toiles de Monet, Renoir ou Morisot permettent de les mettre en dialogue avec les lieux qui les ont fait naître.

Et si vous souhaitez vous rendre sur le lieu même de la Grenouillère, il faudra traverser le pont jusqu’à l’île de Croissy : c’est là que vous pourrez retrouver le Camembert, dont la délimitation a été maintenue, même si ce berceau artistique ne voguera plus sur l’eau.
Romane Fraysse
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