Outre leur hauteur ou leur histoire parfois faite de nombreux rebondissements, ce sont aussi les détails qui font la richesse d’un monument. Tandis que la Tour Eiffel affiche des noms méconnus mais ô combien importants en lettres dorées, un autre monument emblématique de la capitale regorge de trésors méconnus. Temple de la musique, de la chorégraphie ou encore de l’art lyrique, l’Opéra Garnier abrite en effet une œuvre d’art des plus étonnantes, dont on ne soupçonnerait qu’elle a déclenché un terrible scandale il y a moins de 200 ans…
Un ami de Charles Garnier pour sublimer son somptueux opéra
Nous sommes en 1861 lorsqu’un jeune architecte du nom de Charles Garnier, lauréat du Prix de Rome, remporte le concours pour réaliser le nouvel Opéra de Paris, ce projet ambitieux voulu par l’empereur Napoléon III pour faire de Paris une capitale prestigieuse. Situé au bout de la nouvelle avenue de l’Opéra percée à partir du Louvre, cet édifice est caractéristique de l’architecture éclectique du Seconde Empire, qui mêle styles et matériaux de la Renaissance et du baroque italiens. Deux ans plus tard, l’architecte du nouvel Opéra de Paris demande à quatre artistes de réaliser des groupes sculptés pour décorer la façade du bâtiment, qui doit évidemment être somptueuse. Pour traiter le thème ô combien essentiel de la danse, il fait appel à son ami Jean-Baptiste Carpeaux, uniquement connu du public pour son Pêcheur à la coquille et qui a intégré la cour de Napoléon III. Charles Garnier propose alors à son ancien camarade de la Petite-École la réalisation de l’une des quatre sculptures de la façade de l’édifice. Durant trois ans, Carpeaux va donc réaliser de nombreuses esquisses, prenant pour modèles les danseuses et actrices du Palais Royal. Indécis quant au sexe du Génie de la Danse, figure centrale du groupe, Carpeaux emprunte au menuisier Sébastien Visat son corps et à la princesse Hélène von Dönniges Racowitza son sourire. Véritable farandole tournoyante, cette œuvre intitulée La Danse est constituée d’un génie de la danse souriant, dressé debout et jouant du tambourin, et de plusieurs bacchantes tournant et dansant nues autour de lui.
Une œuvre qui ne laissa personne insensible
Malgré la prédominance de l’art académique sous le Second Empire, Carpeaux impose avec La Danse sa propre expression artistique, entre exaltation de la vie, naturalisme et style baroque. Reste à savoir quelle sera la réaction du public. Celle-ci survient le 27 juillet 1869… et elle ne manque pas de faire parler. L’œuvre provoque tout de suite le scandale, notamment en raison de la nudité des personnages, jugée inconvenante, et du traitement réaliste de la composition. Comment peut-on représenter sur un monument public des femmes nues et si réelles en train de s’amuser ? L’indignation est quasi-totale. Un passionné d’opéra ira même jusqu’à témoigner : “J’ai une femme et des filles passionnées de musique et qui vont souvent à l’Opéra. Cela leur sera impossible désormais, car jamais je ne consentirai à les mener dans un monument dont l’enseigne est celle d’un mauvais lieu”. Quelques jours plus tard, une personne anonyme ira même jusqu’à lancer un encrier rempli d’encre noire sur la sculpture, dont l’original porte encore la trace. Voyant dans cette œuvre les mauvaises mœurs de la cour impériale et des milieux dirigeants, Emile Zola déclarera d’ailleurs : “Le groupe de M. Carpeaux, c’est l’Empire, c’est la satire violente de la danse contemporaine, cette danse furieuse des millions, des femmes qui vendent et des hommes vendus. Cette façade bête et prétentieuse du nouvel Opéra, au beau milieu de cette architecture bâtarde, de ce style Napoléon III, honteusement vulgaire éclate le symbole vrai du règne”.
Un original finalement déplacé… presque 100 ans plus tard
L’opinion publique étant toutefois trop forte contre cette œuvre, Charles Garnier proposa de déplacer la statue et de l’installer au foyer de la danse tandis que Napoléon III était même prêt à commander une nouvelle œuvre à Charles Gumery. Finalement, l’éclatement de la guerre de 1870, voyant l’Opéra être converti en lieu de stockage, puis la mort de Jean-Baptiste Carpeaux en 1875 viendront mettre fin à la polémique. L’original sera bel et bien déplacé, mais seulement en 1964. La Danse de Carpeaux est en effet transférée au Louvre pour être protégée de la pollution, puis dans la nef du Musée d’Orsay en 1986. Sur la façade de l’Opéra, il s’agit d’une copie réalisée par le sculpteur Jean Juge, commanditée par Paul Belmondo. Tandis que l’original conserve encore quelques légères traces de l’attaque à l’encre, la copie continue de remplir parfaitement sa mission : sublimer la façade du mythique Opéra Garnier en mettant à l’honneur l’univers enjoué de la danse.
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Image à la une : La Danse de Jean-Baptiste Carpeaux © Alamy