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Édouard Boubat, le film sensible du quotidien

Le jardin du Luxembourg

Parmi les humanistes, Édouard Boubat interpelle par la pureté de ses clichés pris dans le Paris de la seconde moitié du XXe siècle. Des libertés de l’après-guerre au baiser du pont Louis-Philippe, celui que Prévert surnommait le « correspondant de paix » a exploré les mystères de la vie photographique durant plus de cinquante ans.

Une vie d’images

C’est à Montmartre, dans les années 1920, que le jeune Édouard Boubat passe les premières années de sa vie. Passionné par les images, il entre à l’école Estienne en 1937 pour se former à la photogravure et apprend à développer des pellicules. Au lendemain de la guerre, le jeune homme diplômé s’installe dans un atelier de la rue Dauphine, mais son ambition va au-delà de l’impression. En vendant ses dictionnaires, il s’achète son premier appareil photo, et chaque jour, arpente les rues de Saint-Germain avec le Rollei entre les mains. Là, il immortalise l’émerveillement des enfants devant les vitrines, le silence de quelques chats sauvages sur les toits, et les silhouettes sombres dans le jardin enneigé du Luxembourg. C’est en 1947 que l’un de ses tirages, nommé La petite fille aux feuilles mortes, reçoit le prix Kodak.

Édouard Boubat, La petite fille aux feuilles mortes, 1946

C’est aussi à l’époque heureuse de la Libération qu’il fait la rencontre de Lella F., étudiante en dessin et amie de sa sœur, avec qui il part en vacances en Bretagne. Avec cette fille d’immigrés italiens, il partage son goût pour l’art et la littérature. Une « aventure poétique » débute alors avec la jeune artiste, avec qui il vivra durant quatre années et réalisera une série de tirages sentimentaux, tout en persistant dans sa démarche humaniste. Ses liens avec Robert Doisneau, Brassaï, Izis et Henri Cartier-Bresson l’encouragent à poursuivre en ce sens.

Autoportrait avec Lella F., 1951

Publié dans des revues de prestige, comme US Camera, il se fait repérer par Bertie Gilou, directeur artistique du mensuel Réalités, qui l’engage en tant que reporter dès 1951. Il parcourt ainsi le monde entier, entre l’Espagne, les États-Unis ou le Portugal, en véritable « correspondant de paix » selon les mots de Jacques Prévert. Puis, à 47 ans, il finit par rejoindre l’agence Rapho et se lance en indépendant. Durant ses dernières années, il élargit alors son travail en collaborant avec de nombreux écrivains tels que Marguerite Duras, Antoine Blondin ou Michel Tournier. Ses séries de portraits d’artistes, de romanciers et de cinéastes témoignent de sa curiosité insatiable pour les arts.

Lella, visage d’amour

Durant ses quatre premières années, le travail photographique d’Édouard Boubat est envahi par une silhouette féminine : celle de Lella F. De 1945 à 1949, la jeune artiste traverse ses clichés comme une nymphe, tantôt aperçue à contre-jour dans une robe transparente, par sa chevelure ondulée derrière un paravent, ou à travers ses fines mains tenant quelques brindilles fleuries.

Édouard Boubat, Lella, 1947

Ce regard amoureux dévoile quelques clichés pleins de grâce, immortalisant l’innocence de la jeunesse et des premiers émois. Mais avec son regard sévère et silencieux, Lella garde en elle un mystère, une profondeur d’esprit, qui habite les tirages. Son caractère s’esquisse dans ses apparitions, sans en dire plus : souvent seule, elle se découvre parfois aux côtés de Boubat, mais toujours avec distance. Ainsi, par cette résistance, elle se fait elle-même sujet et participe à la composition de ces images. Lella sera d’ailleurs la première à jouer le rôle d’observatrice : « La première fois que j’ai vu Édouard Boubat, c’est sur une photo. Cette photo était le seul ornement d’un mur, celui de la chambre de la sœur d’Édouard. […] Et cette photo, je l’ai longtemps regardée ».

Édouard Boubat, Lella en Bretagne, 1947

L’un des plus célèbres clichés reste sûrement ce portrait pris sur un bateau en Bretagne : Lella, comme à son habitude, porte son regard fier au loin. Le noir de ses yeux fait contraste avec la blancheur de sa peau. Selon Boubat, il s’y dégage le sentiment d’une éternité, celle retrouvée par Rimbaud : « Quelquefois, la photographie inattendue, inexplicable, nous révèle cet infini ».

L’humain avant tout

Comme ses camarades Doisneau ou Brassaï, Édouard Boubat explore la photographie dans les rues de Paris, où le merveilleux surgit sans crier gare. Il faut donc être attentif au sujet – un enfant, des amoureux, un commerçant – et à la manière dont il fait corps avec son environnement. Loin d’être anecdotiques, ces instants intimes dévoilent une vérité plus générale sur ce qu’est l’humain, en tant qu’être sensible. Dans son travail, Boubat ne cherche pas tant à capter une réalité sociale, comme le font Ronis ou Brassaï, ni même une nostalgie du Paris d’antan à la manière d’un Doisneau. Son regard cherche surtout à dévoiler la magie secrète du quotidien : « Il faut saisir la photo. C’est la vie qu’il faut embrasser pour qu’elle s’éveille ».

Edouard Boubat, Famille sur la plage, Nazaré, 1956

Lors de ses reportages, le photographe continue de poursuivre ses instants de vie heureux, dans des pays parfois malmenés par la misère. Au Portugal, il capture la danse d’une famille sur la plage, ou le sommeil d’un enfant enlacé par son père. Ses clichés résonnent en lui comme une quête, celle des origines mystérieuses de sa mère. Pour Jacques Prévert, « Boubat, lui, dans les villes les plus proches, comme dans les terres les plus lointaines ou les grands déserts de l’ennui, cherche et trouve des oasis ». Et bien au-delà de l’humain, la vie se manifeste en toute chose. Un brin de poésie semble s’offrir à lui dans les moindres détails : « Je crée avec ce qu’on me donne. Si je ne vais pas de l’autre côté de la terre, je peux photographier la fleur du jardin, un peu de lumière au pied de ma fenêtre ou ma chaise de paille ».

La douceur des tirages

Plusieurs expositions ont été consacrées à Édouard Boubat, dont une à la Galerie Rouge, en juin 2022, rendant hommage à la « douceur du regard » du photographe. Et cette douceur est à comprendre par sa texture. En effet, ses tirages ne sont pas seulement émouvants par la pureté de ses sujets, mais aussi par la sensation qui s’en dégage. La balance langoureuse des blancs et des noirs, le grain sensible des prises de vue, la lumière rasant la silhouette de Lella… Tout cela contribue à nous immiscer dans un paysage satiné. La photographie n’est alors plus seulement visuelle : elle devient tactile. On cherche à caresser une chevelure, s’enrouler dans le voilage d’une fenêtre ou recevoir la pluie de fleurs d’un cerisier.

Les mains de Lella, 1948

Cette sensibilité de la pellicule transcrit celle du photographe. Prendre une photographie n’est pas seulement capturer un souvenir. Elle est le résultat d’un choc synesthétique qui éblouit soudainement. « On me demande souvent : comment avez-vous commencé ? raconte Boubat. J’aimerais dire : par la lumière ».

Romane Fraysse

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