Disparu en 2019, Sam Szafran garde une place singulière dans l’histoire de l’art, qui l’a délaissé durant un temps. Peintre autodidacte, obsédé par des thèmes qu’il puise dans son quotidien, l’artiste a toujours défendu la figuration comme un renouvellement de notre regard sur l’existence. Chaotique et oppressante, son œuvre personnelle est à découvrir avec admiration jusqu’au 16 janvier 2023 au musée de l’Orangerie.
Les tourments de l’enfance
Il est né une journée de novembre, en 1934. Il est nommé Sami Berger, mais ce nom-là ne lui plaît guère. Il faut dire que la période est peu propice pour porter un patronyme juif. Ses parents, qui étaient des émigrés juifs polonais, logent depuis quelque temps au 158 de la rue Saint-Martin, près du quartier houleux des Halles. Le jeune Sami y passe les premières années, en grande partie élevé par sa grand-mère maternelle. Hélas, la guerre est déclarée : en 1942, il échappe à la rafle du Vélodrome d’Hiver en se cachant chez des paysans dans le Loiret, puis chez une famille de républicains espagnols à Espalion. À 10 ans, il est finalement interné quelques mois au camp de Drancy, avant d’être libéré par les Américains. Avec lui, seules sa mère et sa sœur survivront aux atrocités du régime nazi.
Avec elles, il embarque pour Melbourne, en Australie, où il est accueilli par l’un de ses oncles maternels. C’est à cette période que Sami commence à dessiner. Mais il s’y sent malheureux, fait plusieurs fugues, et vit des épisodes traumatisants : notamment avec son oncle qui, pour le punir, le suspend dans le vide de la cage d’escalier de son logement, et le menace de le lâcher à tout moment. De retour en France en 1951, Sami mène alors une vie d’errance et tombe dans la délinquance en traînant dans les quartiers insalubres de la capitale. À la vue de son vélo, entièrement décoré par ses soins, un chef de bande lui lance alors : « Quand on a un talent comme toi, on ne tombe pas dans le banditisme ».
Puis, Sami Berger devient Sam Szafran. « Szafran », c’est le nom de sa grand-mère, à qui il souhaite rendre un hommage affectueux. Le jeune homme travaille dans des ateliers de fortune et suit le soir quelques cours de dessins dans les écoles de la Ville de Paris. Il fréquente aussi l’académie de la Grande-Chaumière dès les années 1953, et cotoie de nombreux artistes d’avant-garde, comme Ipoustéguy, Nicolas de Staël, Jacques Delahaye, Jean Tinguely ou Yves Klein. Il s’essaye alors à l’art abstrait durant un temps, puis revient à la figuration à la rencontre déterminante avec Alberto Giacometti en 1964. À partir de ce moment, Szafran ne suit que son intuition : ses sujets sont des introspections qui reflètent ses névroses et ses obsessions, tandis que ses techniques demeurent d’un autre temps. Le pastel est passé de mode, mais ses contraintes et sa résistance obsèdent l’artiste, qui s’acharne jusqu’à pouvoir le maîtriser parfaitement.
L’obsession en série
Dès la fin des années 1960, Sam Szafran se concentre uniquement sur des thématiques propres à son quotidien. Il commence avec une série sur ses ateliers, tout d’abord, que l’exposition présente à travers quatre fusains dès la première salle. Une deuxième pièce est ensuite dédiée aux pastels de son atelier de la rue Crussol, prêté par le peintre américain Irving Petlin.
Le lieu apparaît à plusieurs reprises sous un même angle. L’espace devient vivant par lui-même, en lui-même, au gré des objets désordonnés, des luminosités changeantes, des silhouettes présentes. Mais dans cet ensemble chaotique, on retrouve quelques éléments d’une Å“uvre à l’autre, comme le tub, une grande bassine en zinc suspendue dans le vide : on peut y voir un hommage à la Bassine d’Edgar Degas, autre artiste adepte du pastel. Se dévoilent aussi sa collection de boîtes de pastels, un poêle à charbon, une chaise longue, et des châssis tournés contre le mur.
Par la suite, Szafran s’associe avec des amis pour fonder l’imprimerie Bellini, un atelier situé au 83 rue du faubourg Saint-Denis. Cette ancienne fabrique de lithographie a autrefois imprimé des affiches de Steinlen, de Toulouse-Lautrec, et du cinéma naissant.
Ce riche passé ne peut qu’inspirer l’artiste : celui-ci fait du lieu son nouveau sujet obsessionnel et y décline les cadrages audacieux et les perspectives. Ce passé résonne aussi avec sa propre histoire, Szafran ayant été cinéphile avant de devenir peintre. On reconnaît en effet l’atmosphère étrange et mystérieuse des films d’Alfred Hitchcock, avec ces scènes coupées par un rideau métallique, ou plongées dans la pénombre d’un escalier.
Les vertiges de l’espace
L’escalier n’est pas un sujet pictural. « Personne avant moi n’avait fait des escaliers, et moi j’ai toujours vécu dans les escaliers. C’est le côté territorial, physique, la survie, les petites bandes de mômes qui tiennent un territoire ». Symbolique, il est pourtant présent dans la littérature, et surtout, dans le cinéma. Lieu de passage entre deux mondes, son mouvement ascensionnel et tourbillonnaire nourrit de nombreuses scènes de films qui ont marqué Sam Szafran, comme Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, ou Vertigo d’Alfred Hitchcock. Mais l’artiste est aussi marqué par son histoire traumatique, celle de son oncle le suspendant enfant dans le vide de la cage d’escalier.
Szafran souhaite alors retranscrire cette sensation, celle d’un vertige oppressant qui maintient dans un état d’apesanteur. Depuis l’immeuble de son ami Fouad El-Etr, l’artiste peint une série d’escaliers distordus, sans perspective, et cherche ainsi à déstabiliser en créant un profond sentiment de malaise. Pour cela, il transforme son œil en caméra et multiplie les angles de vue comme s’il était lui-même suspendu par un fil : « Pour faire l’ensemble, je me suis mis à bouger. J’étais obligé de m’identifier à une araignée qui monte et qui descend au bout de son fil dans la cage de l’escalier, qui peut voir par-dessous et par-dessus ». À l’aide de polaroïds, il saisit différents angles de vue, qu’il associe sous forme de collages dans ses dessins préparatoires. Il s’inspire ainsi des méthodes de Pablo Picasso ou Francis Bacon pour réaliser ses fragments.
Tout comme son mentor Alberto Giacometti, Szafran est dans une quête existentielle, et ne s’embarrasse pas d’autre chose que de réalité. L’artiste souhaite révéler ce qui se présente là , sous nos yeux, et que l’œil du quotidien ignore : « Ce qui m’importait, c’était moins de réussir une œuvre que de donner la possibilité aux gens de regarder un peu mieux. Le rôle de l’artiste, c’était de donner un autre regard, un regard qui permette de voir autrement ». Dans ses paysages urbains déstructurés, Szafran pousse ses recherches sous l’influence du cubisme. À l’aquarelle, il peint un immeuble de face, soudainement coupé par une cour en vue aérienne, puis quelques fenêtres saisies de biais. La ville devient une mosaïque de souvenirs mêlant des lieux familiers et inventés.
L’invasion de la végétation
Ce sentiment oppressant, Sam Szafran continue de l’explorer à la découverte décisive d’un philodendron dans l’atelier parisien que lui prête le peintre Zao Wou-Ki en 1966. « J’ai été absolument incapable d’y travailler : j’étais fasciné par un magnifique philodendron qui resplendissait sous la verrière, et qu’il m’était impossible de dessiner. Cette impuissance était devenue une obsession ».
De même que son acharnement avec le pastel, Szafran se prend de passion pour cette plante qu’il ne parvient pas à maîtriser sous le pinceau. À partir de cette époque jusqu’à sa disparition en 2019, il renouvelle continuellement ce motif végétal, dont les feuilles prolifiques envahissent tout l’espace de la toile. Cette nature mystérieuse, qu’il trouve à la fois calme et féroce, lui révèle éternellement une nouvelle dimension à explorer.
Face à sa puissance, Szafran finit par opter pour des toiles monumentales. Le philodendron se transforme alors en une jungle invasive, à travers laquelle un personnage ou un objet se laisse entrevoir. Tantôt, l’artiste use de pastel et de fusain pour jouer avec le contraste du noir et du bleu, d’autres fois, l’aquarelle lui permet d’explorer la répétition incessante du motif sur différents formats. Si l’artiste s’est focalisé durant plus d’un demi-siècle sur ce sujet, s’il ne l’a achevé qu’en quittant ce monde, c’est certainement parce qu’il n’est jamais parvenu à épuiser toutes ses possibilités. Ainsi peut-on définir l’œuvre de Sam Szafran : à travers la déconstruction continuelle de la représentation figurative, elle s’inscrit comme la recherche entêtante d’une maîtrise sur des sujets traumatiques demeurant insaisissables.
Romane Fraysse
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