
Avant d’être un lieu d’exposition, le 100bis rue d’Assas était la maison-atelier d’un couple d’artistes : le sculpteur Ossip Zadkine et la peintre Valentine Prax. Ouvert en 1982 grâce à la donation de cette dernière, le musée Zadkine célèbre cette année son quarantième anniversaire. Ce qui n’est pas sans rappeler les quarante années de créations sous son toit, que cette exposition retrace jusqu’au 2 avril 2023.
Faire école à Montparnasse
Les premières années parisiennes d’Ossip Zadkine se sont faites d’atelier en atelier au cœur de Montparnasse. Dès le début du XXe siècle, ce quartier populaire est fréquenté par de nombreux artistes venus des quatre coins de l’Europe, ceux-là mêmes que l’on regroupera plus tard sous le terme nébuleux d’« École de Paris ».

Arrivé en 1910, le sculpteur biélorusse s’installe tout d’abord à la Ruche, une grande cité d’artistes fondée par Alfred Boucher, qui héberge également Chagall, Soutine et Modigliani. Mais jugé trop insalubre et excentré, l’atelier est rapidement délaissé par Zadkine, qui souhaite se rapprocher du centre. Un an plus tard, il s’installe alors dans la rue de Vaugirard, avant d’occuper un petit atelier rue Rousselet, de 1913 à 1928. Il s’éprend pour sa voisine Valentine Prax, une peintre venue d’Algérie, avec laquelle il fréquente les avant-gardes du quartier, et qu’il épousera en 1920.

La première salle de l’exposition présente ainsi les créations de cette époque. On observe plusieurs visages martelés par le sculpteur dans le bois et dans le marbre. L’influence des masques primitifs se fait déjà ressentir, tandis que les corps fragmentés annoncent les prémices d’un style cubiste. Mais à cette époque, Ossip Zadkine est encore méconnu et très pauvre, si bien que la plupart de ses œuvres sont taillées directement dans des matériaux de récupération. Dans le parcours, on découvre notamment la Tête de jeune fille, l’un de ses premiers marbres réalisés à la Ruche. Quelques tirages présentent aussi l’artiste dans ses ateliers, entouré par de nombreux visages en pierre. Entre ces sculptures, la pièce dévoile aussi quelques œuvres de Valentine Prax, dont La Musique. On s’étonne alors de découvrir une technique inhabituelle, et pourtant chérie par la peintre : l’huile sur verre. Celle-ci apporte une véritable luminosité à la scène, dont certaines parties sont rythmées par des grattages.
La folie d’Assas
Dès les années 1920, Ossip Zadkine découvre une ancienne dépendance d’un couvent, cachée dans la rue d’Assas, à deux pas de son quartier de cœur. Paisible et entourée de verdure, celle-ci a été réhabilitée au XIXe siècle et dispose de deux ateliers avec verrières. Mais faute d’argent, le sculpteur ne peut que rêver de ce havre durant un temps. Heureusement, grâce à la vente d’une sculpture, le couple peut enfin s’installer dans sa « folie d’Assas » en 1928. Comme une mise en abyme, on déambule ainsi dans cette maison-atelier en forme de L, dont le jardin est aperçu à travers les grandes baies vitrées. Sur plusieurs tirages, on découvre l’aspect historique du lieu, composé d’un grand pigeonnier à l’extérieur, et de nombreuses sculptures monumentales. À cette époque, l’artiste privilégie en effet d’imposantes figures féminines, inspirées par les récits mythologiques et bibliques.

Cette époque fait décoller les carrières des deux artistes : Zadkine et Prax reçoivent de plus en plus de commandes et aiguisent leur style. Lui privilégie les formes cubistes et les sujets symboliques, tandis qu’elle rythme ses peintures de couleurs criardes. Vers la fin des années 1930, le couple achète alors une maison secondaire dans le village lotois des Arques. Situé en face de l’église Saint-Laurent, ce lieu de villégiature leur permet de se ressourcer au calme, loin d’une capitale menacée par la montée du fascisme.

Mais les deux artistes n’échappent pas au conflit. En 1939, le sculpteur d’origine juive n’a pas d’autre choix que de s’exiler aux États-Unis, tandis que Prax reste aux Arques. Cette période difficile s’exprime alors dans différentes œuvres de Zadkine : isolé et pauvre dans une ville inconnue, l’artiste semble retourner aux premières années de sa vie parisienne. Face à la tragédie du conflit, il crée des êtres déchirés, le visage criant et les bras levés au ciel, comme dans La Ville détruite. Ses personnages incarnent ainsi un désespoir collectif, menacé par la destruction de l’humanité toute entière. Comme un retour aux sources, Zadkine privilégie alors des corps épurés, qui allient des formes humaines et végétales, dévoilant des pleins amputés par des vides.
Vivre en atelier
Une petite escale dans le jardin nous fait découvrir plusieurs sculptures de Zadkine, exposées en plein air. On y revoit ses créations les plus célèbres, à l’instar d’Orphée ou de La Forêt humaine. On se place ainsi au cÅ“ur de la création de l’artiste : au sein de son jardin, entouré par ses Å“uvres les plus évocatrices. Le court chemin nous fait ensuite pénétrer dans l’atelier construit en 1950 à l’initiative de Zadkine. Là , on s’immisce dans son intimité : on retrouve un escalier frêle à droite, quelques sculptures – dont le monumental Prométhée – des outils, un accordéon et une bibliothèque.

Néanmoins, l’exposition ne restitue pas l’atelier tel qu’il était – sûrement par souci de préserver les œuvres. La pièce reste tristement vide et inhabitée, les burins sont soigneusement alignés, les sculptures sont rangées dans un coin et n’investissent plus l’ensemble de l’espace. Pourtant, l’organisation de l’atelier d’un artiste n’a rien d’anecdotique : elle constitue la matière même de son travail. Cela semble donc quelque peu décevant pour une exposition qui en fait son sujet.

En revanche, un court documentaire sauve le tout en présentant un témoignage de Zadkine au sein de son jardin. L’homme, en pleine gloire, parle de sa quête esthétique – voire spirituelle – et partage son avis sur l’art de son temps. Quelques photographies présentent aussi le sculpteur entouré de ses élèves, puisque celui-ci crée sa propre école en 1948 : The Ossip Zadkine Studio of Modern Sculpture and Drawing. Fort de son succès, l’artiste continue d’accueillir plusieurs années des personnes venues du monde entier pour être formées dans son petit atelier de la rue Assas. Zadkine y enseigne la taille directe, mais aussi le dessin, qu’il pratiquera majoritairement à la fin de sa vie, comme le dévoile le parcours avec l’un de ses autoportraits.
De l’atelier au musée
Pendant une quarantaine d’années, la maison-atelier de la rue d’Assas sera donc investie par le couple d’artistes, qui y créera sans relâche. À la mort de Zadkine en 1967, Prax fait don à la Ville de Paris de la totalité de ses œuvres et de ses ateliers en vue de créer un lieu d’exposition dédié au sculpteur. La peintre mourra à son tour en 1981, un an avant l’ouverture officielle du musée Zadkine. En étant au sein même de l’atelier de l’artiste, cette exposition se présente ainsi comme une mise en abyme : elle mène une réflexion sur l’évolution des recherches esthétiques du sculpteur, mais aussi sur l’espace mental dans lequel celles-ci ont été créées. En déambulant de la première pièce jusqu’à l’atelier du jardin, on marche sur les pas de l’artiste, pour pénétrer dans son intimité comme dans son art.

Il est à noter qu’en dehors de ses expositions temporaires, le musée expose gratuitement ses collections durant l’année. On y trouve soixante-dix œuvres majeures de Zadkine et de Prax, sélectionnées sur les 1 500 sculptures et dessins détenus par l’institution. Le lieu possède également 4 000 photographies documentant l’ensemble de la vie du couple.

Cette exposition temporaire présente exceptionnellement une cinquantaine de tirages nous permettant de replonger avec les deux artistes fondateurs dans le Paris des Années folles jusqu’aux années d’après-guerre. Ainsi, si l’on peut reprocher à l’exposition de ne pas assez « incarner » cette vie d’atelier, elle a le mérite de bien retracer la vie et la création singulière du sculpteur au fil des années, et n’oublie pas de citer l’autre moitié de ce lieu, Valentine Prax.
Romane Fraysse
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