Peintre et illustrateur de renom, André Devambez traverse la Belle Époque comme un véritable explorateur des temps modernes. Fasciné par les inventions industrielles, les luttes politiques et les mouvements sociaux, l’artiste dépeint un univers plein de contrastes, basculant sans cesse entre le burlesque et le drame. Du tout petit au très grand, l’exposition du Petit Palais nous transporte dans une œuvre fantaisiste et imprévisible jusqu’au 31 décembre 2022.
Une plongée dans la modernité
L’un des premiers faits marquants, chez André Devambez, est sa prédilection pour les vues aériennes. On les devine inspirées par la photographie naissante, à laquelle le peintre aimait recourir aux prémices de ses toiles. Mais cette vision surplombant les villes est aussi caractéristique des inventions récentes, celles-là mêmes qui ont conquis le ciel de la Belle Époque : avion, dirigeable ou montgolfière. En véritable spectateur de la modernité, Devambez saisit avec fascination ces engins d’un genre nouveau et devient l’un des premiers peintres à en faire un sujet à part entière.
Mais il ne s’agit pas seulement de dévoiler la mécanique précise de ces appareils : l’artiste explore surtout les nouvelles possibilités que ces inventions technologiques offrent à l’art. Il adopte le point de vue des avions surplombant les villes, et par ces cadrages vertigineux, réactualise le regard contemporain. À l’instar d’un cliché pris sur l’instant, ses vues captent un mouvement libre et émancipateur, loin du fourmillement urbain. Par son approche inédite, Devambez obtiendra d’ailleurs l’agrément de rejoindre le corps des peintres du ministère de l’Air, en 1934.
Sa plongée dans la modernité ne s’arrête pas là : l’artiste peint les quais bondés du métropolitain, et se plaît à inventer lui-même des engins volants. En 1909, il est choisi pour la réalisation de douze compositions destinées au grand salon de réception de l’ambassade de France à Vienne. Celui-ci choisit alors de les consacrer à « La Vie et les Inventions modernes », peint le nouveau paysage des villes, peuplées d’automobiles, d’autobus et d’aéroplanes. D’autres inventions – qui ont révolutionné la vie quotidienne, mais pas encore la représentation artistique – surgissent dans ses décors, telles que le téléphone, la photographie ou le cinématographe. Là encore, Devambez se plaît à concilier la modernité technologique à la modernité stylistique : ses œuvres sont dynamisées par des couleurs pastel et des cadrages insolites.
Le contraste parisien, des célébrations aux révoltes
Parisien depuis toujours, André Devambez se fascine pour le foisonnement artistique de la Belle Époque. Les théâtres, les cabarets et les salles de cinéma, qu’il fréquente régulièrement, deviennent un sujet récurrent dans son œuvre dédiée à la vie moderne. Une nouvelle fois, par le biais de la photographie, le peintre saisit sur l’instant les réactions particulières d’un public ébahi. Là aussi, il varie les points de vue : du haut de ses loges, la salle d’un théâtre est perçue dans son ensemble, illuminée par les installations électriques. Les visages des spectateurs sont aussi peints frontalement, et leurs expressions sont exagérées par les contrastes des lumières de la scène.
Mais si l’agitation s’observe dans les lieux culturels, elle s’impose aussi dans les rues. Au-delà du divertissement, Devambez s’intéresse aux mouvements politiques de son temps. Loin des festivités lumineuses, Paris est plongée dans une période sombre, celle de la Commune. Le peintre représente les révoltés à travers une palette aux tons moroses, et adopte de grandes toiles aux dimensions dignes de la peinture d’histoire. Depuis son balcon, il capte les affolements de la foule parisienne lors d’une émeute et cherche à dévoiler l’atmosphère particulière de ces années parisiennes.
Engagé comme reporter de guerre, l’artiste relaie la guerre en Extrême-Orient et réalise plusieurs eaux-fortes pour la Grande Guerre. Chargé d’émotions, son triptyque La Pensée aux absents rend hommage aux nombreuses victimes, et s’impose comme un véritable mémorial des tragédies de son temps.
Le fourmillement, une vie burlesque
À la découverte de l’œuvre d’André Devambez, on reste étonné par le contraste tranché entre ses différents univers. Des éloges de la modernité et des douloureuses scènes de révolte, on rencontre soudain des illustrations burlesques aux couleurs criardes dans lesquelles grouillent de petits bonhommes tout ronds. Tiens donc ! Est-ce bien le même qui nous montrait, quelques salles précédentes, les larmes déchirantes des familles endeuillées ? Ce fourmillement de personnages minuscules révèle, en un sens, le regard ironique tenu par le peintre sur son époque. Les grandes machines servent ainsi à prendre du recul et à prendre conscience de la petitesse de l’être humain. Par ce biais, Devambez aime jouer avec les formats en peignant des miniatures, qui apportent à un univers un brin d’onirisme et d’étrangeté.
Devenu illustrateur pour de grands journaux de l’époque, tels que Le Figaro illustré, Le Rire, L’Illustration ou Fantasio, l’artiste mêle la peinture et les arts graphiques, l’humour et le fantastique – peu étonnant lorsque l’on sait qu’il est le fils du graveur et imprimeur de la Maison Devambez. Le peintre s’inspire des contes de Perrault, varie les échelles avec Gulliver et se réapproprie les légendes folkloriques. Les citadins sont représentés comme une foule hystérique, capricieuse et excentrique. Parfois, l’artiste se plaît à caricaturer de grandes figures de l’époque, comme Victor Hugo ou Sarah Bernhardt.
Cet univers coloré et humoristique plaît d’autant plus à la publicité, qui lui commande de nombreuses affiches, cartes-réclame, cartons d’invitation, voire de la vaisselle ! Animé par le contraste, Devambez aime aussi illustrer des romans aux univers dystopiques. Avec Les Condamnés à mort ou Le Nouveau Déluge, sa satire perd de ses couleurs et de son humour pour donner à voir, tels quels, les drames à venir.
Le portrait, de l’oeil intime au type social
La famille d’André Devambez reste son premier sujet de peinture. Ses parents, déjà âgés, sa femme Cécile, mais aussi ses enfants Pierre et Valentine, qui grandissent au gré des toiles. Dans l’intimité de la chambre ou d’une salle à manger, ces scènes pittoresques laissent transparaître la douce affection éprouvée par le peintre pour son cercle proche.
Comme à travers un verrou, de petits tableaux les font apparaître dans leur maison, mais aussi lors de leurs vacances normandes à Yport. Plus tard, l’artiste agrandit ses toiles, et peint avec réalisme les visages de sa famille, cherchant à souligner la personnalité de chacun. La pose est alors frontale : chaque sujet adopte une expression et une attitude assumées.
Mais comme à son habitude, Devambez ne s’arrête pas là et joue avec les échelles. Du cercle intime, il élargit ses recherches lors de ses déambulations dans Paris. Les habitués des cafés parviennent à capter son attention. L’artiste les dépeint alors comme des types sociaux, pris dans leur environnement : ici, un ivrogne s’agite sur la table d’un café, là une buveuse d’absinthe a le vague à l’âme. Chaque personnage est mû par un caractère particulier, qui est tout à la fois maintenu dans une reproduction sociale. Finalement, le tableau s’élargit encore avec son monumental portrait collectif des membres de l’Académie française, peints en 1934. Une réunion entre des pensées plurielles, modernes et originales, qui incarne bien le désir effréné de l’artiste de saisir toute la complexité de son temps.
Romane Fraysse
À lire également : Rosa Bonheur en quête de beauté sauvage au musée d’Orsay