Construite entre 1969 et 1994, cette Å“uvre monumentale cachée au cÅ“ur des bois de Milly-la-Forêt est le résultat d’un projet fou mené par Jean Tinguely et une quinzaine d’artistes d’avant-garde du XXe siècle. Récemment restauré par le Centre national des arts plastiques, le Cyclop se présente comme un palais idéal aux univers hétéroclites.
De l’art dans la vie
Le Cyclop s’inscrit dans l’héritage de plusieurs Å“uvres monumentales, pensées comme de nouvelles cités du XXe siècle. Comme bien d’autres, Jean Tinguely est fasciné par le palais idéal du Facteur Cheval, qu’il découvre lors d’un séjour à Hauterives avec son acolyte Niki de Saint Phalle. À cela s’ajoute bien sûr l’impressionnant parc Güell d’Antoni GaudÃ, tout en mosaïques colorées, en plein cÅ“ur de Barcelone.
Faire de l’art un lieu de vie dans lequel circuler librement, c’est faire de l’art un univers hérétoclite et cohérent. Dès 1966, Tinguely commence à évoquer cette idée qui germe depuis quelques années dans son esprit, celle d’une construction géante réalisée par plusieurs artistes : « C’est une grande sculpture dans laquelle les gens circulent. Mais elle n’est pas utopique. […] j’ai fait beaucoup de maquettes, beaucoup de dessins. – et un de ces jours, je vais tout enclencher, ça sera dans la vie… ».
Avant d’inventer le Cyclop, Tinguely imagine deux projets qui ne verront finalement pas le jour, faute d’argent. Le premier, dénommé Lunatour, devait être un gigantesque immeuble abritant des attractions foraines, des boutiques et un restaurant près de la porte Maillot. Dans la même lancée, le deuxième, qui se nomme Gigantoleum, était une sculpture-architecture regroupant un cinéma, un théâtre, un champ de tir, un labyrinthe tactile, un immense toboggan – l’idée était déjà là – ainsi qu’une volière comportant des milliers d’oiseaux.
Le chantier des sculpteurs fous
De premières esquisses d’une tête géante commencent à être réalisées vers 1969. Mais la question initiale est alors la suivante : où installer cette sculpture monumentale ? Au départ, Jean Tinguely songe à l’édifier dans un paysage sauvage, isolé de la civilisation, comme dans « des terrains vierges tels la Sicile, les Pouilles, le sud de la France ou l’Afrique du Nord ». Mais pour des raisons pratiques, le lieu est choisi à Milly-la-Forêt, une commune de l’Essonne près de laquelle l’artiste et Niki de Saint-Phalle ont installé leur atelier. À l’époque, la construction dans les bois est interdite : avec l’accord du maire, les deux artistes y achètent alors un terrain à bas prix pour mener leur projet en douce.
Le chantier démarre dès 1969 dans la forêt. Décidé à construire sans contrainte un projet monumental et éminemment personnel, Jean Tinguely choisit de financer lui-même les travaux. Ce qui se nomme encore « La Tête » sera donc uniquement bâti par des plasticiens, sans la participation d’aucun architecte. Durant dix années, sa « famille d’artistes » et ses amis prêtent alors main-forte à ce dessein titanesque pour ériger la structure. Ce que Tinguely aime nommer le chantier des « sculpteurs fous » évolue pas à pas : des barres de fer sont acheminées par un couple de ferrailleurs du village voisin, des poutrelles et des roues jetées par les agriculteurs sont recyclées aux quatre coins du département, et un générateur est installé pour avoir l’électricité sur place. Dans une lettre de l’époque, Tinguely parle ainsi de leur chantier collectif : « Nous travaillons et travaillons et filmons et soudons et coupons et tranchons et portons et tirons et peignons et inventons et martelons et essayons ».
De la Tête au Cyclop
La « Tête » imaginée par Jean Tinguely prend tout de suite une apparence proche de l’œuvre qui est construite. Dans ses esquisses de 1969, l’artiste dessine une tête humaine ayant la taille d’un immeuble, sur laquelle on retrouve de grands yeux, un nez, une bouche et des oreilles. Il est déjà indiqué que l’œuvre ferait 22 mètres de hauteur, et plusieurs éléments du Cyclop sont déjà annotés : on aperçoit un toboggan qui sort de la bouche, un petit théâtre automatique, et un escalier en colimaçon conçu à droite. D’autres inventions ne resteront quant à elles que de l’ordre de l’invention : notamment l’entrée avec un télésiège par l’oreille, un œil en mouvement et l’autre qui pleure, un train fantôme, ou encore, un siège qui monte comme un ascenseur.
Les premiers croquis nomment encore l’œuvre « La Tête » ou « Le Monstre dans la forêt ». Avec Niki de Saint Phalle, Tinguely conçoit aussi une maquette dans laquelle on remarque l’importance initiale de la couleur dans le projet : le visage est jaune, les yeux multicolores, et les lèvres rouges. Mais la plasticienne, à qui est confiée la face du « Monstre » en ferrailles, se questionne : « Je n’arrivais jamais à me décider comment faire ma partie de La Tête, ma collaboration de La Tête. Le problème c’est que les couleurs très vives, j’avais peur que ce ne soit pas beau dans la forêt, dans la nature. […] Alors j’hésitais, j’hésitais, j’hésitais et puis subitement “EURÊKA !”. M’est venue l’idée de mon projet en Italie où j’avais beaucoup utilisé les miroirs et je me suis dit : miroirs ! ». Dès 1987, Saint Phalle commence à recouvrir la structure métallique d’une mosaïque de milliers de petits miroirs découpés sans angle droit. La Face aux miroirs permet ainsi de réfléchir les mouvements des arbres et des nuages, en ancrant le Cyclop au sein de son environnement naturel.
Finalement, qu’un seul œil est installé sur la face, en 1993 : la Tête devient définitivement le Cyclop que l’on connaît – sans « e » pour marquer sa singularité. Imbriqué dans quatre chênes centenaires, il est accessible par une lourde porte réalisée par Luginbühl, qui se situe à l’arrière. Avec ses 22,50 mètres de haut et ses 350 tonnes d’acier, le Cyclop est une véritable œuvre totale, dans laquelle des sons se déclenchent et des sculptures s’animent.
Une tête de l’amitié
Si le Cyclop est une sculpture monumentale, il se maintient comme lieu de vie, rempli d’attractions en tout genre. Pour cela, Jean Tinguely souhaite remplir sa tête d’œuvres d’art réalisées par ses amis artistes. Comme le remarque la critique d’art Catherine Francblin, l’intérieur du Cyclop est aussi anthropomorphique, notamment par « les rouages et les méandres menant aux œuvres d’art, le labyrinthe des escaliers, des passerelles, des recoins, invitent à faire un parallèle avec l’incessante circulation de l’information dans notre cerveau ».
En effet, sous le visage miroité, une quinzaine d’artistes ont contribué à leur manière à l’étrange édifice. Dès le départ, Tinguely déclare vouloir élever un monument à l’amitié où se mêlent des inventions originales réunissant des plasticiens des quatre grands mouvements d’avant-garde du XXe siècle : Dada, le Nouveau Réalisme, l’Art cinétique et l’Art brut. Dans ce lieu idéal, on trouve ainsi une vingtaine d’œuvres rassemblées sur trois étages, et plusieurs créations de Tinguely célébrant des personnalités qu’il admire. Sur le premier niveau, on trouve le carrelage au damier réalisé par Niki de Saint Phalle, ou La Molécule RU-486, un hommage du sculpteur rendu au scientifique Etienne-Emile Baulieu, inventeur de la pilule RU 486.
Au deuxième étage, Tinguely présente la Méta-Harmonie, un immense rouage d’où part l’animation de plusieurs éléments de la sculpture. L’œuvre cohabite alors avec le Piccolo Museo de Giovanni Battista Podestà , ou la Tour Imhof de Seppi Imhof qui s’élève vers le haut. Au troisième niveau, on découvre un petit théâtre ou le Méta-Merzbau, un assemblage de morceaux de tôle rendant hommage à Kurt Schwitters. Et à l’extérieur, on peut également voir une Jauge de vingt-trois mètres a été conçue par Jean-Pierre Raynaud, un wagon rendant Hommage aux déportés par Eva Aeppli, ou encore, un bassin d’eau sur le toit rendant hommage à Yves Klein. Ainsi, par cette mosaïque d’univers hétéroclites, le Cyclop est parvenu à incarner, sous l’égide de Tinguely, un grand palais des imaginaires du XXe siècle.
Romane Fraysse
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Visuel à la Une : La Face aux miroirs de Niki de Saint Phalle restaurée, 2022 – © Patricia Lecomte