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Füssli, une exposition dans la pénombre de l’imagination

Le nom de Johann Füssli fait surgir en nous l’iconique scène d’un cauchemar aussi fantastique qu’érotique. Mais nous ne connaissons que peu de choses de ce peintre né à Zurich en 1741, dont les toiles annoncent les prémices d’un romantisme noir. Pour cet automne 2022, le musée Jacquemart-André a décidé de sortir de l’ombre une soixantaine de ses œuvres qui n’avaient pas été exposées à Paris depuis 1975.

Aux prémices du romantisme

Né dans une famille nombreuse, Johann Füssli a grandi sous l’autorité d’un père peintre et historien de l’art. Pourtant, ce dernier ne le voue pas à une carrière d’artiste, préférant le voir devenir pasteur. Ce n’est que lors d’un voyage à Londres, en 1765, que le jeune suisse est encouragé à dessiner par l’illustre Sir Joshua Reynolds, alors président de la Royal Academy de Londres. À 24 ans, il visite ainsi les splendeurs de la Toscane, comme le veut l’éducation bourgeoise de l’époque. Là, il est ébloui par les expressions exacerbées des personnages peints par Michel-Ange, et les contrastes de lumière dans les toiles baroques. Passionné, il se forme alors en autodidacte.

Autoportraits de Füssli – © Romane Fraysse

Définitivement installé à Londres à la fin des années 1770, Füssli prend la nationalité britannique et devient à son tour professeur à la Royal Academy. Bien qu’il y enseigne un art académique, le peintre poursuit ses recherches esthétiques et développe un style très particulier, en rupture radicale avec les représentations artistiques de son époque. Au classicisme antique, l’artiste préfère des scènes oniriques et lyriques.

Füssli, Béatrice, Héro et Ursule, 1789 – © Gemäldegalerie Alte Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden. Photo : Elke Estel/Hans-Peter Klut

La première salle présente ainsi une sélection d’œuvres qui nous familiarisent avec l’étrangeté de son art. On y découvre quelques autoportraits, qui révèlent déjà le privilège accordé aux émotions. Les sujets très classiques – Lady Macbeth, Didon – détonnent par l’extrême dramatisation des scènes, qui paraissent déjà pencher vers le cauchemardesque. Dans la salle suivante, on découvre Béatrice, Héro et Ursule, une toile ouvertement inspirée du rococo français, qui semble en ricaner par ses distorsions obscènes. Füssli signe donc bien son arrivée dans l’art moderne : à l’heure du classicisme, il défend la subjectivité en détournant les canons esthétiques de son époque et laisse libre cours à son imagination.

Le drame de la littérature

Pour voyager dans les méandres de son imagination, Füssli s’inspire principalement des thématiques de la littérature. Ses études de théologie l’ont initié à différents textes, croisant les mythes antiques d’Homère, les récits bibliques, les légendes nordiques et la tragédie shakespearienne. Quatre salles de l’exposition sont ainsi consacrées à ces différentes sources d’inspiration, lui permettant de jouer sur les représentations et de développer son style fantastique.

Vue de l’exposition Füssli – © Romane Fraysse

Il faut le reconnaître : le parcours thématique aurait mieux fait de cibler l’esthétique du peintre, plutôt que le choix de ses sujets. Car, en effet, la modernité de ces scènes ne se trouve pas dans leurs sujets, mais bien dans leur tension dramatique – c’est bien là tout l’enjeu des avant-gardes à venir, qui privilégieront l’effet au détriment du thème. Deux salles nous présentent ainsi sa fascination pour Shakespeare, tout en soulignant sa manière très personnelle d’interpréter ses célèbres pièces. Hamlet et le spectre de son père lui permet de concilier le surnaturel au réel, tandis que Roméo et Juliette sont représentés de manière singulière, avec un amant peint de dos.

Füssli, Roméo et Juliette, 1809 – © Kunstmuseum, Bâle

À travers un clair-obscur cinglant, le peintre développe une typologie de gestes théâtraux : les expressions sont exagérées et les mouvements amplifiés ; une intensité saisie à travers les contrastes de lumière. Pour dramatiser ses scènes, Füssli se serait d’ailleurs inspiré des mises en scène et des jeux des comédiens de son époque. Les émotions des personnages sont quant à elles peintes d’après la théorie de la physiognomonie instaurée par son ami d’enfance, Johann Kaspar Lavater. Véritablement obsédé par ses sujets, il travaille de manière sérielle et exécute différentes représentations de Lady Macbeth, dont plusieurs sont exposées dans le parcours.

L’étrangeté, ou l’empire de l’imagination

Füssli est l’un des témoins privilégiés des bouleversements qui se produisent dans l’histoire des idées au tournant du XIXe siècle. La foi commence à chanceler face à la raison, si bien que l’univers fantastique demeure une échappatoire pour bon nombre d’artistes et d’écrivains pré-romantiques. D’ailleurs, l’imagination demeure en réalité le principal sujet du peintre britannique : toute son œuvre explore la frontière poreuse entre le rêve et la réalité.

Vue de l’exposition Füssli  – © Romane Fraysse

Mais l’excentricité de ses œuvres n’est pas au goût de tout le monde, si bien que Füssli se fait surnommer le « Suisse fou » par ses contemporains. En gardant un œil attentif, on remarque en effet l’étrangeté des personnages qui peuplent ses œuvres : l’anatomie ne fait plus loi, si bien qu’une main semble exagérément allongée, un œil anormalement ouvert, tandis que des silhouettes flottent dans un paysage éthéré et sans perspective. Füssli rejette tout réalisme pour inventer des créatures hybrides et intensément expressives.

Füssli, La vision de Catherine d’Aragon, 1781 – © The Lytham St Annes Art Collection

Si certaines de ses audaces paraissent aujourd’hui assez pompeuses, d’autres, comme La Vision de Catherine d’Aragon, réussissent leur coup. Les corps paraissent élastiques, les visages sont parfois pris sous un angle singulier, mais ces créatures surnaturelles n’ont rien d’étranger dans ses compositions. Monstres, fées, apparitions ou créatures légendaires cohabitent tous pour faire advenir une nouvelle esthétique fantasmagorique. On comprend alors l’engouement de certains surréalistes pour ces traversées picturales dans un inconscient en train de naître.

Le cauchemar, une création sublime

Bien sûr, l’exposition réserve une salle à la fameuse thématique du cauchemar, une création purement füsslienne puisqu’elle n’existait alors ni dans la littérature ni dans la peinture. Ses deux tableaux célèbres sont à découvrir : Le Cauchemar peint après 1782 en petit format, très sombre, ne laissant transparaître que les yeux luisants du cheval et de l’incube ; puis celui de 1810, plus grand et plus lumineux, dans lequel la femme conserve une pose explicitement érotique.

Füssli, Le Cauchemar, 1810

Dans le parcours, une petite salle dévoile d’ailleurs au préalable la fascination de Füssli pour le sujet féminin, souvent sensuel et omnipotent. Ici en revanche, la femme est prise dans un sommeil qui la rend vulnérable et la voue entièrement au désir masculin. Un troisième tableau – celui-ci peu connu – présente avec moins de ferveur L’incube s’envolant, laissant deux jeunes femmes.

Füssli, L’incube s’envolant, laissant deux jeunes femmes, 1780 – © Romane Fraysse

Ce mélange entre terreur et délice laisse entrevoir l’influence des théories d’Edmund Burke sur le sublime. Bien que célèbre, Le Cauchemar reste un mystère, tant sur sa symbolique que sur le trouble qu’il provoque en nous. Ce mélange d’attrait et de rejet en fait une œuvre ambigüe et dérangeante, qui a sans surprise fasciné le jeune Freud. Ces thématiques de la folie, du rêve et de l’érotisme sont autant de portes ouvertes par Füssli sur l’imaginaire romantique et l’hégémonie de la subjectivité à venir.

Musée Jacquemart-André
158 boulevard Haussmann, 75008 Paris
Jusqu’au 23 janvier 2023

Romane Fraysse

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