Icône féministe de son temps, Rosa Bonheur a pris une place considérable dans la société du XIXe siècle en réalisant des toiles animalières aux dimensions monumentales. À l’occasion du bicentenaire de sa naissance, le musée d’Orsay présente une rétrospective de son œuvre jusqu’au 15 janvier 2023. Chevaux, bœufs, renards ou lions, l’animal est célébré en majesté tout en gardant en lui les mystères de sa condition sauvage.
De Rose-Marie à Rosa
On entre dans la vie de Marie-Rosalie Bonheur par le biais de ses premières œuvres. Née en 1822 dans une famille de quatre enfants, elle est élevée par le peintre Raymond Bonheur et la musicienne Sophie Marquis. Proches de Francisco Goya, ceux-ci encouragent leurs enfants à suivre eux aussi la voie artistique : Rose-Marie, Auguste et Juliette ont une préférence pour la peinture, tandis qu’Isidore se consacre à la sculpture.
Dès son plus jeune âge, Rose-Marie ne cesse d’esquisser les animaux qu’elle rencontre. Passionnée, elle rejoint l’atelier de son père, rue des Tournelles, où elle suit des cours de dessin, qui se poursuivent parfois en plein air. À cette même époque, elle fait la connaissance de la jeune Nathalie Micas, elle-même peintre, qui deviendra sa compagne de vie. Encouragée par son entourage, Rose-Marie présente alors pour la première fois une toile, celle de ses Deux lapins, au Salon de 1841. Forte de son succès, elle gagne en indépendance en vendant ses premiers tableaux animaliers, et signe désormais « Rosa Bonheur » en souvenir du surnom donné par sa mère disparue.
Son intérêt pour l’étude des animaux se dévoile à travers des toiles de plus en plus imposantes. Les bœufs, les chevaux ou les moutons sont alors observés dans leurs relations avec les humains, à la fois à travers les rapports de force, mais aussi dans leurs moments de complicité au sein de la nature. Dans les années 1840, la peintre explore ainsi les campagnes en Auvergne, dans les Pyrénées ou le Nivernais afin d’étudier la vie rurale, représentant tour à tour des bergers, des charbonniers ou des agriculteurs. Bien sûr, on ne peut passer à côté du monumental Labourage nivernais, son chef-d’œuvre commandé par l’État en 1848, qui le rend d’emblée célèbre et signe un tournant dans sa carrière.
Une icône indépendante
Très présente dans les Salons, Rosa Bonheur s’impose peu à peu comme une artiste femme s’appropriant un genre réservé aux hommes. En portant le pantalon et les cheveux courts, elle incarne une figure exemplaire du féminisme dans le milieu artistique de l’époque. À côté de cela, elle n’hésite pas à reprendre les formats majestueux de la peinture d’histoire pour les adapter à sa peinture animalière. L’exposition dévoile ainsi son immense Marché aux chevaux, en mettant en dialogue le dessin préparatoire et une réplique du tableau peinte par l’artiste et Nathalie Micas. Les traits de l’étude nous dévoilent son intérêt particulier pour les mouvements de chaque cheval dans la composition d’ensemble.
Et sa renommée ne s’arrête pas aux Salons, puisque les œuvres de Rosa Bonheur sont aussi largement diffusées par la gravure et la lithographie chez les éditeurs d’estampes. La peintre est elle-même sollicitée pour illustrer de nombreux ouvrages en lien à l’agriculture ou au monde animal. Ses œuvres imprimées voyagent alors jusqu’aux États-Unis, contribuant à renforcer la renommée de cette artiste singulière. Le succès est tel que l’exposition parle d’une « rosamania » : en parallèle de différents livres, ses dessins recouvrent des papiers peints, des services à thé ou des boîtes d’allumettes.
Devenue une véritable icône, Rosa Bonheur s’installe dans une demeure proche de la forêt de Fontainebleau, dont elle fait l’acquisition en 1860 : le château de By. Au sein de la nature apaisante et des animaux domestiques, elle demande à l’architecte Jules Saulnier de lui construire un atelier. Isolée de Paris, elle y vit avec Nathalie Micas et sa mère, qui s’occupent de gérer le domaine, ou de préparer les toiles. La peintre passe alors tout son temps à étudier ses chiens et ses chevaux, mais aussi des cerfs, des sangliers ou des fauves.
Au cœur de l’animal
Pour approcher l’animal avec le plus de justesse, Rosa Bonheur s’intéresse aux photographies d’Eadweard Muybridge, dont elle détenait certaines planches argentiques dans son château. Celles-ci lui permettaient d’étudier la décomposition du mouvement des animaux, pour les peindre avec le plus grand naturel. Et sa recherche ne s’arrête pas là , puisque la peintre étudie l’anatomie de chaque animal à travers les ouvrages de Buffon ou Saint-Hilaire, lui permettant d’esquisser le contour des muscles, des os et des organes dans ses silhouettes.
L’atelier du château de By devient un véritable « sanctuaire » pour Rosa Bonheur, celui d’un espace naturel et sauvage. Lors de ses promenades dans les champs voisins, elle croque chaque jour de nombreux animaux, saisis au cœur de leur environnement. L’exposition dévoile plusieurs de ses études réalisées de manière compulsive au crayon, à l’huile ou à l’aquarelle. Elles saisissent l’expression d’un renard, la course d’un cerf, l’attitude d’un chien. L’artiste puise ensuite dans ce « vocabulaire » lui permettant de retranscrire l’élan vital propre à chaque animal.
Dans ses toiles monumentales, l’animal est érigé au statut d’être autonome, célébré dans de véritables portraits grandeur nature. Une salle entière dévoile ses œuvres majestueuses d’un cerf, d’un aigle ou de lions pris dans leur cadre naturel. Son étude particulière du regard révèle un intérêt personnel pour la psychologie animale : son sujet est doté d’une sensibilité qui réveille notre empathie. Fascinée par les fauves, Rosa Bonheur garde un couple de lions durant quelque temps dans son domaine avant de les donner à la ménagerie du Muséum d’Histoire naturelle – une décision pouvant paraître étrange, mais qui s’inscrit dans une époque fascinée par l’arrivée des premiers animaux exotiques à Paris. Elle prend ainsi le couple pour modèle afin de peindre Le lion chez lui, une grande toile représentant une famille de lions. Ici, les regards sont parlants : le mâle protecteur nous observe avec méfiance, et la femelle surveille ses petits endormis. Mais si l’émotion règne, l’animal n’en reste pas moins sauvage et insaisissable, gardant en lui une part essentielle de mystère.
Une beauté sauvage
Cette beauté sauvage et étrangère, Rosa Bonheur l’explore toute sa vie à travers de nombreux voyages. Très tôt, elle se rend dans différentes régions de France pour observer l’animal dans son habitat spécifique, et dans son rapport particulier aux hommes. Elle y contemple les ânes conduits par un paysan, ou les moutons évoluant en troupeau dans les montagnes. Lors de la tournée du Marché aux chevaux au Royaume-Uni, elle se rend aussi en Écosse, où elle découvre les races régionales, dont elle rapporte des études qu’elle utilisera toute sa vie.
Fascinée par l’Ouest, Rosa Bonheur rêve de se rendre aux États-Unis, qu’elle fantasme comme un pays émancipateur où règnent d’immenses paysages naturels. Sans jamais pouvoir s’y rendre, elle peint plusieurs tableaux idéalisés des autochtones, des chevaux sauvages et des bisons dans des atmosphères rayonnantes. La faune est prise dans son environnement pour retranscrire une idée de liberté absolue. Rosa Bonheur joue ainsi sur la mise en scène, le contraste de couleurs et l’infinité des espaces pour donner à voir un monde rêvé, où l’état de nature reprend le pas sur l’état social.
Romane Fraysse
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