Rosalba Carriera, Maurice Quentin de la Tour, Chardin… tant de « peintres au pastel » qui ont fait la renommée du médium au XVIIIe siècle, et ont contribué à son âge d’or. Mais à travers 85 œuvres, le musée d’Orsay prouve que le pastel a aussi connu son heure de gloire chez les artistes modernes du milieu du XIXe siècle. Par sa texture veloutée et sa couleur autonome, le pastel est célébré dans toute sa subtilité jusqu’au 2 juillet 2023.
La tendresse des portraits
Déprécié face à la peinture à l’huile, le pastel a longtemps été réservé aux études, avant de devenir un genre en soi dès le XVIIe siècle, renouvelant l’art du portrait jusqu’à connaître un âge d’or au XVIIIe siècle. Mais au siècle suivant, l’engouement ne se perd pas, puisque la nouvelle bourgeoisie est particulièrement friande de ce médium dont les effets veloutés incarnent à merveille la carnation.
L’exposition présente plusieurs portraits mondains de certains pastellistes de cette époque, comme Émile Lévy, Antonio de La Gandara ou Louise Breslau, qui privilégient le grand format pour glorifier leurs sujets. Dans son Portrait d’Irma Brunner, Édouard Manet cherche davantage à saisir une attitude spontanée, plutôt qu’à définir les traits d’une personnalité singulière.
Mais le pastel n’est pas réservé à la bourgeoisie, puisque certains artistes, comme Jean-François Millet, y recourent pour représenter des paysans au travail. Il est d’ailleurs l’un des premiers à user de ce médium afin d’esquisser des scènes de la vie rurale, qui se fait de plus en plus marginale en pleine révolution industrielle. On peut ainsi découvrir La Baratteuse dans ses tons bruns, ou bien sûr, l’intrigant Bouquet de marguerites en ouverture de l’exposition. D’autres artistes le rejoignent ensuite pour dépeindre le travail des moissonneurs, des blanchisseuses ou des pêcheurs dans un cadre tout aussi pittoresque.
La couleur en mouvement
Avec l’industrialisation progressive, le XIXe siècle marque un profond changement social : face à l’exode rural, la capitale fait tomber ses murs généraux pour s’étendre. En parallèle, les chantiers d’envergure s’accumulent et transforment radicalement son squelette. Face à ce bouleversement, les artistes délaissent peu à peu les sujets historiques pour se concentrer sur les particularités de la vie quotidienne.
À travers le pastel, ils parviennent alors à retranscrire cette inconstance et cette fragilité : le réel ne peut désormais être saisi qu’à travers des esquisses, qui ne font que révéler sa multiplicité. Dans son Pont de Waterloo à Londres, Claude Monet évoque l’agitation à travers le trait rapide et la couleur brumeuse, tandis qu’Edgar Degas le privilégie pour retranscrire la tension palpable des jeunes danseuses en train de se préparer avant d’entrer en scène.
Ni dessin ni peinture, le pastel incarne une indépendance, et permet à l’artiste de s’essayer librement à de nouvelles formes. En composant directement avec la couleur pure, cette technique répond aux nouvelles recherches des artistes modernes : délaisser la ligne rationnelle pour laisser parler la palette sensible. Dans la rayonnante Jeune fille au bonnet bleu, Odilon Redon conçoit son Å“uvre avec des ondulations, des zébrures ou des hachures de couleurs qui dynamisent l’ensemble et révèlent l’expressivité de la matière.
Dans la douceur de l’intimité
Par son épaisseur veloutée, le pastel semble nous envelopper dans une matière douce et chaude. Sans surprise, les artistes l’ont adopté pour évoquer des scènes intimes : Edgard Degas représente une femme nue en train de s’essuyer la nuque, tandis que Mary Cassatt peint une mère portant son nourrisson. Entourés d’aplats de couleurs tendres et lumineuses, les sujets de ces pastels dégagent une attitude sereine et confiante.
Par la texture, on ressent la douceur et les nuances de leur peau : contrairement aux nymphes désincarnées, ici le corps a une chair et se dévoile sans pudeur dans la réalité de ses formes.
Édouard Manet, Maurice Denis, Edmond Aman-Jean ou Émile-René Ménard jouent avec ce caractère intime en optant pour des angles de vue particuliers. Ainsi, le spectateur se fait voyeur d’un sujet qui ignore sa présence : celui-ci se donne dans toute sa vulnérabilité, et semble se fondre dans les papiers peints satinés et les serviettes cotonneuses. Cette « disparition » du personnage – souvent féminin – dans le décor est parfois telle, que la douceur du nid semble se transformer en une prison étouffante et mélancolique.
Un mystère vaporeux
En créant des atmosphères nébuleuses, le pastel est particulièrement apprécié par les artistes qui sondent les mystères de la nature. Entre ligne et couleur, il permet de capter des effets particuliers de lumière, tout aussi éphémères qu’indicibles. Ainsi, certains pastellistes, comme Pierre Prins ou Ernest Duez, privilégient une approche réaliste, en transcrivant leurs impressions devant un paysage.
D’autres, comme Lévy-Dhurmer ou Rippl-Ronaï, se servent de la fragilité du pastel pour évoquer un monde symboliste, où le sublime côtoie l’étrangeté. Face au matérialisme de l’époque, les artistes célèbrent ce médium insaisissable, qui devient une échappatoire : le pastel permet d’emblée d’exprimer un idéalisme arcadien, celui d’une vie sereine et harmonieuse au sein d’une nature luxuriante.
Une dernière salle rend hommage à Odilon Redon, dont l’oeuvre s’inscrit dans une quête spirituelle en explorant les profondeurs de la psyché humaine. Toute une mythologie personnelle apparaît alors dans ses pastels aux couleurs vives et autonomes, révélant le désir de l’artiste d’être guidé par une matière vivante. Il en va de même pour le visiteur, qui abandonne progressivement l’Å“il intellectuel pour retrouver le sens de la vue.
Musée d’Orsay
1 rue de la Légion d’honneur, 75007 Paris
Jusqu’au 2 juillet 2023
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Romane Fraysse
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Image à la une : Lucien Lévy-Dhurmer, La Femme à la médaille, dit aussi Mystère, 1896 – © Romane Fraysse