Le musée Bourdelle a rouvert ses portes le 15 mars dernier, après deux ans et demi de travaux de rénovation, qui devenaient nécessaires depuis son inauguration en 1949. On y retrouve l’atelier emblématique du sculpteur, ainsi qu’un parcours entièrement repensé avec 110 sculptures, 45 reproductions de photographies et d’œuvres graphiques, mises en dialogue avec les œuvres de ses élèves et héritiers, dont Germaine Richier, Alberto Giacometti ou Pablo Picasso.
Retour dans l’atelier d’époque
Le musée Bourdelle est l’un des derniers vestiges des cités d’artistes qui peuplaient le quartier du Montparnasse à la fin du XIXe siècle. Autour des vignes et des moulins, ce quartier devient le refuge d’artistes sans le sou, qui s’installent dans de fragiles bâtisses en bois. C’est en 1885, après des études à l’école des Beaux-Arts de Toulouse et de Paris, que le sculpteur Antoine Bourdelle emménage dans cet atelier au 16 de l’impasse du Maine. Construit sept ans plus tôt, il est conçu selon un schéma classique, avec une verrière orientée au nord, et une petite mezzanine longeant le fond de la pièce.
Après deux ans et demi de travaux, on retrouve le charme de cet atelier historique, miraculeusement conservé dans un état proche de celui dans lequel l’artiste a vécu. Un vaste chantier a permis de consolider la structure fragile du bâtiment ancien en ajoutant une discrète structure métallique, d’améliorer l’isolation, de rénover la toiture en tuiles, et de conforter les fondations, en comblant notamment des carrières souterraines.
Tout en faisant l’objet d’une restauration complète, les murs de l’atelier ont conservé les traces laissées par Bourdelle, dont des clous et des graffitis. Le mobilier et les œuvres ont ensuite été restaurés et replacés à l’identique, en particulier le Centaure mourant – installé à la mort du sculpteur –, le torse de Pallas ou le buste de Michel Cognacq. Certaines, visibles sur des photographies d’époque, ont été ajoutées dans la salle, sur les murs et dans les vitrines, comme le Beethoven aux deux mains, Jeanne Prinet, Femmes et roses, L’Infirmière. Son Christ médiéval en bois a également été réinstallé sur la mezzanine.
Attenante à l’atelier de sculpture, la salle consacrée aux techniques de la sculpture est redécouverte avec sa nouvelle structure métallique. La scénographie est davantage interactive, grâce à l’ajout de tablettes numériques et de dispositifs permettant la manipulation de répliques.
L’expressivité des combattants
À côté de cet atelier emblématique, les travaux ont aussi permis de renouveler une partie considérable du parcours muséographique dans le bâtiment et dans les espaces attenants. Celui-ci s’ouvre sur les premières années de création d’Antoine Bourdelle, lorsqu’il est le praticien d’Auguste Rodin.
C’est en 1895 que le jeune artiste est retenu à un concours lancé par Montpellier, sa ville natale, pour réaliser un Monument aux morts, aux combattants et serviteurs du Tarn-et-Garonne de 1870-1871. Inauguré en 1902, ce premier monument d’envergure lui assure d’emblée une renommée.
Pour réaliser cet ensemble, le sculpteur multiplie des esquisses et des fragments très expressifs, qui sont exposés dans la première salle du parcours. On y découvre des visages aux yeux hagards et à la bouche hurlante, des bras crispés et des mains serrées. Cette tension est soutenue par deux bronzes imposants, qui se font face : le Grand Guerrier avec jambe et Guerrier allongé au glaive, tous les deux figés dans un moment tragique.
Les ombres du symbole
Une deuxième salle nous plonge dans l’imaginaire qui habite les œuvres de Bourdelle. À une époque où Montparnasse rassemble les artistes et les écrivains, le sculpteur est lié aux cercles symbolistes, notamment aux poètes Jean Moréas et André Fontainas.
Cela se ressent dans son œuvre, qui explore les mystères du psychisme humain : c’est de là que surgissent les démons du Jour et la Nuit, la figure maléfique évoquée sa Tête de Méduse ou dans son Grand Masque tragique.
Les traits expressionnistes déforment ces visages inquiétants, à la limite de l’abstraction. Le Drame intérieur présente un masque féminin, dont la stylisation et les arabesques renvoient à l’Art nouveau. Là encore, la forme tourmentée et ruisselante de la chevelure évoque une tension psychique qui demeure souterraine. La sculpture est donc là pour se faire le médiateur d’un double obscur, mais aussi le dessin : en effet, plusieurs fac-similés révèlent ce talent méconnu de Bourdelle, et sont mis en dialogue avec des créations d’Odilon Redon ou de Fernand Khnopff.
La renaissance des mythes
À la suite de cette exploration symbolique, une troisième salle élégante, éclairée par une verrière, révèle le profond attachement de Bourdelle pour la mythologie gréco-romaine. La Tête d’Apollon, tout d’abord, dont les études sont nombreuses : par différents masques en plâtre, l’artiste cherche à saisir « la forme au-delà du sang » jusqu’à concevoir un visage en plans imbriqués et aux lignes géométriques.
Dans une même recherche, il réalise un Héraklès archer aux formes viriles et saillantes, prêt à élancer une flèche qui demeure pourtant absente. Là encore, c’est bien la tension du corps et l’intensité de l’élan qui inscrivent Bourdelle dans la modernité, annonçant le futurisme et le cubisme des siècles à venir.
La figure féminine fait aussi partie de ses travaux, à l’instar de Pénélope, allégorie de l’attente dont le corps généreux et l’attitude impatiente rompent radicalement avec les canons esthétiques. Bourdelle décrit ainsi cette sculpture massive : « Mille plis d’étoffe de laine, […] rythmant les reins, les cuisses rondes en colonnes avec, en chapeau souverain, les hanches fortes toutes en lignes de douceur ». Une corpulence féminine qui ne laissera pas Pablo Picasso insensible, au regard de la Tête de Fernande exposée dans la salle.
Entre l’élève et le maître
Le parcours s’achève en présentant une autre dimension de la carrière de Bourdelle, celle de la transmission. De 1909 à 1929, à l’Académie de la Grande Chaumière située à Montparnasse, le sculpteur enseigne son art à des centaines d’élèves français et étrangers, dont Alberto Giacometti, Germaine Richier, ou Otto Gutfreund. Les séances suivent toujours un même déroulé : une leçon par le maître, la création de dessins et d’ébauches en terre réalisés d’après le modèle vivant, la correction et le partage de réflexions nées lors ce travail.
Au cours de l’apprentissage, les élèves participent aussi à l’exécution des travaux de Bourdelle, deviennent parfois son modèle, et contribuent au renouvellement de son art. Par sa formule « Contenir, maintenir, maîtriser », le maître défend une épuration des formes de plus en plus primitives : dans ses figures, les bustes ressemblent à des trapèzes, et les visages à des masques triangulaires.
Ce travail synthétique de la matière se retrouve ainsi dans les œuvres de ses élèves, à l’instar du Femme debout de Giacometti, ou de La Regodias de Germaine Richier. Sur les murs de la salle, une série de photographies présente ces instants de création, au cours desquels maître et apprentis collaborent à une même recherche esthétique.
Musée Bourdelle
18 rue Antoine Bourdelle, 75015 Paris
Réouverture le 15 mars 2023
Romane Fraysse
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Image à la une : Atelier de sculpture, musée Bourdelle, 2023 – © Pierre Antoine