La paternité de la photographie a longtemps été un sujet houleux. Après avoir inventé l’ « héliographie » dans les années 1820, Nicéphore Niépce reste malgré tout dans l’ombre persistante de son associé, le volubile Louis Daguerre. Révolutionnaire, la photographie a pourtant eu mauvaise réputation auprès de nombreux artistes contemporains, qui y ont vu à tort la disparition d’une création esthétique au profit de la trivialité du réel.
La révolution de NiépceÂ
Si plusieurs techniques photographiques sont connues depuis l’Antiquité, les chercheurs n’ont pas réussi à figer durablement une image précise et lumineuse sur un support.  Il faut attendre le XIXe siècle pour que Nicéphore Niépce y parvienne enfin. Au départ, l’ingénieur cherche un moyen d’améliorer la technique de la lithographie, alors très en vogue. Ainsi, dès 1812, il obtient des négatifs, mais l’image finit par noircir et disparaît entièrement.
Plus tard, en 1822, il a l’idée d’associer plusieurs procédés déjà existants, tels que la chambre noire pour créer l’image, et la lentille de verre pour assurer sa netteté – avec ses expériences en chimie. Après de nombreuses recherches menées dans sa maison surnommée « Le Gras », à Saint-Loup-de-Varennes, Niépce parvient à obtenir quelques images encore peu visibles. Puis, durant l’été 1827, il a l’idée d’utiliser du bitume de Judée, un goudron naturel connu depuis l’Antiquité, qui a la particularité de durcir à la lumière.  En recouvrant une plaque d’étain avec cette matière dans une chambre noire, l’ingénieur parvient enfin à obtenir une première photographie stable, considéré comme la plus ancienne image prise d’après nature. Malgré le flou, on y identifie une aile de son domaine, vue depuis la fenêtre de son atelier : le cliché, désormais célèbre, prend ainsi le nom « Point de vue du Gras ». Sur celui-ci, la luminosité inconstante révèle les différents éclairages du soleil durant la pose, qui a tout de même duré plusieurs jours !
Si l’on parle aujourd’hui de photographie, Niépce nommera cette nouvelle technique d’impression l’ « héliographie », autrement dit, « l’écriture par le soleil ». C’est véritablement en 1828 qu’il parvient à obtenir une image précise, notamment grâce à l’utilisation d’une plaque d’argent et de la vapeur d’iode.
Dans l’ombre de Daguerre
L’invention de Niépce ne tarde pas à être connue de tous ses contemporains : parvenir à figer une image sans l’intervention subjective d’un artiste est une chose tout à fait révolutionnaire ! Parmi eux, un certain peintre du nom de Louis Daguerre est véritablement fasciné par cette découverte. Lui-même a mis au point un procédé illusionniste recourant à une chambre noire : le diorama. Ainsi, averti des expérimentations de l’ingénieur, ce dernier lui écrit une lettre admirative en 1826 et le rencontre l’année suivante. Très vite, une amitié se crée entre les deux hommes. Ceux-ci décident alors de s’associer afin de poursuivre ensemble les recherches autour de l’héliographie.
Après la disparition subite de Niépce en 1833, Daguerre fait alors de nombreuses découvertes durant six ans. En s’aidant des travaux de Bernard Courtois sur les procédés de l’iode, il parvient à réduire le temps de pose à trente minutes, tout en améliorant la précision et la luminosité des images obtenues. En reconduisant son contrat avec le fils de Niépce, il signe finalement un traité définitif en 1837 dans lequel il est reconnu comme l’inventeur de ce procédé, désormais nommé le « daguerréotype ». Si Niépce s’est lui-même inspiré de découvertes postérieures, le geste de Daguerre va longtemps laisser dans l’ombre le nom de l’ingénieur, à qui l’on doit pourtant l’invention de la photographie.
Dès cette époque, Niépce est rapidement oublié. Le 3 juillet 1839, François Arago présente à l’Académie des sciences le daguerréotype de Louis Daguerre, et omet de préciser que le procédé a été inventé quinze ans auparavant par l’ingénieur. Mais deux ans plus tard, Isidore Niépce rend justice à son père en publiant son ouvrage Historique de la découverte improprement nommée daguerréotype. Néanmoins, si la paternité de l’invention est définitivement rendue à Niépce, son nom demeure aujourd’hui encore moins célèbre que celui de Daguerre.
L’heure des discordes
Bien sûr, la révolution de la photographie va lancer de vifs débats chez ses contemporains. Avec ses premières démonstrations en 1839, l’accueil est particulièrement enthousiaste, selon l’historien de l’art Helmut Gernsheim : « Il est probable qu’aucune invention n’a autant exalté l’imagination du public et n’a conquis le monde en une vitesse aussi fulgurante que le daguerréotype ». Des chambres noires commencent à se développer dans plusieurs lieux de la capitale, et des plaques argentées passent entre les mains des physiciens et écrivains admiratifs, si bien que les journaux parlent de « daguerréotypomanie ». Gérard de Nerval prête à cette invention une vertu magique, tandis que John William Draper fige la première image nette de la Lune. John Ruskin collectionne ces nouveaux appareils, et Eugène Delacroix organise des séances de photographie chez lui, afin d’inspirer ses amis artistes.
Mais cette invention crée aussi de vives inquiétudes, notamment chez certains peintres, qui la voient comme une menace pour leur art : tout d’abord, la photographie risque de remplacer les commandes qui leur étaient faites. Il faut dire que de nombreux photographes étaient autrefois peintres ou dessinateur : Daguerre a peint plusieurs décors de théâtre, tandis Carjat et Nadar ont commencé par la lithographie. Ce dernier ouvre dès 1853 un salon de portraits photographiques, qui inspire les peintres de Barbizon et les impressionnistes.
Mais la photographie est aussi menaçante, parce qu’elle est perçue comme le triomphe du réel sur la création esthétique. Lorsque les photographes commencent à exposer au palais de l’Industrie en 1859, Charles Baudelaire réagit aussitôt. Dans une diatribe, le critique d’art reproche la tendance contemporaine à valoriser la copie exacte de la nature, et décrit la photographie comme la « très humble servante de l’art ». En 1862, une pétition est signée par plusieurs artistes, tels qu’Ingres, Flandrin, ou Puvis de Chavannes afin d’empêcher toute assimilation de la photographie à une Å“uvre d’art. Ces discordes vont perdurer plusieurs décennies, bien que les influences entre la peinture et la photographie soient de plus en plus explicites.
L’ascension du photographe
Dès 1839, la présentation publique de la photographie ouvre la voie à un nouveau métier. Si l’on retient désormais les noms de Nadar, Atget, Carjat ou Baldus, la profession s’est considérablement développée avec l’industrialisation. Les photographes sont appelés pour faire de la réclame aux commerces, grâce au cliché du patron et de ses employés devant la vitrine du magasin. En parallèle, l’invention de nouveaux moyens de transport contribue à renforcer le tourisme étranger : le tournant du XXe siècle connaît ainsi l’âge d’or de la carte postale, souvent illustrée d’une photographie.
Entre 1854 et 1910, plusieurs millions de photo-cartes sont créées pour ces nouveaux professionnels, afin de renseigner leur nom, leur adresse, et leurs spécialités. Commençant à Paris, le métier se développe sur l’ensemble du territoire national, et permet la diffusion massive d’images dans le monde entier. Ainsi, la révolution de la photographie a peu à peu donné lieu à une culture de l’image, qui semble désormais surpasser celle de l’écriture.
Romane Fraysse
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Image à la une : Guy Borgé, Un photographe ambulant, à la fin du XIXe siècle – © Bibliothèque municipale de Lyon