À l’heure où le cinéma français se porte mal, il est bienvenu de se remémorer l’existence d’un lieu emblématique du septième art. En effet, en observant d’anciennes photographies de la place de Clichy, on voit apparaître avec surprise un immense édifice qui a des allures de palais. Et ce n’est pas loin de la réalité, puisqu’on fait face au Gaumont-Palace, véritable temple des cinéphiles. Avec ses 6 000 fauteuils, il a trôné sur le monde du cinéma durant son bel âge d’or, entre 1907 et 1972.
L’hippodrome de Montmartre
C’est sur le boulevard de Clichy qu’un immense édifice a été érigé par les architectes Henri Cambon, Albert Galeron et Henri Duray afin de donner naissance à un nouvel hippodrome parisien en 1900. En effet, quelques décennies plus tôt, les trois hommes en avaient inauguré un près de la Seine et du pont de l’Alma pour présenter des courses de chars et des spectacles de cirque. Mais le bail ne pouvant être renouvelé, cette immense structure en pierre et en fer a dû être détruite. Il faut donc trouver une nouvelle place pour l’hippodrome qui accueillera ces manifestations en vogue.
Finalement, c’est le dimanche 16 janvier 1898 qu’est posée la première pierre du futur hippodrome de Montmartre. Le quartier choisi n’a rien d’un hasard : il est l’un des principaux centres de divertissement de la capitale, avec ses cabarets qui naissent à foison. Ainsi, après plus de deux ans de travaux, le nouveau lieu est inauguré pour l’exposition universelle de 1900. La façade de style Beaux-Arts présente un immense chapiteau métallique, sous lequel se trouvent une piste de 70 mètres de long et un gradin de 7 000 places réparti sur cinq niveaux. En contrebas, le Grand Restaurant permet aussi aux spectateurs de déguster un repas tout en se distrayant.
Et le programme est connu du Tout-Paris. On y contemple des tours de chevaux, des numéros d’acrobates, les leçons d’un dompteur, et pour finir, le traditionnel pantomime Vercingétorix accompagné de son orchestre. Ce dernier spectacle n’a rien d’anodin : il est célébré pour son impressionnante mise en scène, regroupant 850 comédiens, 120 chevaux, la danseuse étoile, Mlle Ferrero, ainsi que la danseuse travestie Mlle Stocchetti. Tout semble donc aller pour le mieux pour cette salle grandiose. Pourtant, rapidement, la société en charge de l’hippodrome fait faillite. Un repreneur y poursuit durant un temps des numéros de cirque, accueillant par exemple Buffalo Bill lors de sa tournée avec son Wild West Show en 1905. Mais deux ans plus tard, la salle de spectacle ferme ses portes pour un temps.
L’avènement du septième art
L’immense édifice de Montmartre a flotté durant quelques années dans le paysage culturel de Paris. La salle se métamorphose un temps en piste pour les patins à roulettes, avant de devenir, avec l’avènement du septième art, un lieu de projections cinématographiques. Néanmoins, cette activité va sérieusement décoller lorsque le site va être acheté par le fameux Léon Gaumont, qui va en faire un cinéma géant de 6 000 places : le Gaumont Palace.
Inauguré le 30 septembre 1911, celui que l’on surnomme le « plus grand cinéma du monde » est également le siège de la Société des établissements Gaumont. Sur les plans d’Henry Belloc, le lieu se dote d’un vaste plateau pour les attractions, de deux balcons conçus comme d’immenses ponts de 45 mètres, ainsi que d’un plafond acoustique pour propager le son. Ainsi, chaque projection était programmée en plusieurs parties : tout d’abord, les actualités de la semaine étaient annoncées lors de « Gaumont-La Revue Du Monde », suivies par un court-métrage documentaire. À l’entracte, on peut ensuite se rendre au salon de thé, au bar, ainsi que dans les galeries promenoirs. Puis, pour la reprise, l’écran s’agrandit afin d’atteindre 170 m2 pour accueillir la projection du grand film de format 35 mm. À l’époque, la projection qui fait le plus d’entrées est celle de « Napoléon » d’Abel Gance. Durant dix semaines consécutives, la salle a été comble. Ce sujet va motiver Gaumont à rénover la façade de son cinéma, pour lui offrir une allure plus moderne.
Néanmoins, avec l’arrivée du cinéma intimiste de la Nouvelle Vague, l’immense salle ne parvient plus à attirer les Parisiens. Son entretien est aussi très coûteux, puisqu’en hiver, neuf tonnes de charbon sont nécessaires chaque jour pour la chauffer. Mais pour la maintenir, la direction décide de la rendre encore plus spectaculaire. Ainsi, en 1962, une nouvelle société installe un Cinérama avec un écran courbe de 600 mètres carrés, qui est alors le plus grand du monde. Mais le projet ne parvient pas à remporter le succès espéré, et sombre peu à peu.
Le dernier orgue de cinéma en France
Si le Gaumont-Palace n’a pas survécu, il a tout de même été l’une des adresses favorites des cinéphiles de l’époque. Sa salle spectaculaire et ses dispositifs innovants ont attiré de nombreux Parisiens. Mais ce n’est pas tout : au début du siècle, le lieu possède un orchestre d’une trentaine de musiciens, ainsi que de grandes orgues d’église pour accompagner les projections. Puis, en 1932, l’orchestre Gaumont accueille un grand orgue de la marque Christie, qui est alors entièrement électrique. Elle est composée de plus de 1 500 tuyaux en étain, zinc et bois, disposés sur toute la largeur du plateau, à 25 mètres au-dessus de la scène.
L’orgue a contribué à de nombreux spectacles au Gaumont Palace. Le lieu est d’ailleurs l’un des seuls cinémas français, dont les musiques et les accompagnements d’attractions se sont poursuivis plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale. Pour son histoire, cet instrument a été classé au titre des monuments historiques en 1977, et a été remonté au pavillon Baltard de Nogent-sur-Marne. Il est aujourd’hui le dernier orgue de cinéma présent en France. Deux autres orgues Wurlitzer existaient dans les cinémas Madeleine et Paramount-Opéra : mais l’un se trouve désormais en Angleterre, tandis que l’autre est détruit.
La destruction d’un monument
Face à la baisse des visites, le Gaumont-Palace est finalement vendu et démoli en 1973. Si l’orgue est sauvé, toutes les archives sont quant à elles laissées sur le trottoir, si bien que l’on dispose aujourd’hui de peu de documents sur ce lieu, pourtant considéré comme le plus grand cinéma du monde.
Un projet de cinéma pour un nouveau Gaumont Palace a été commandé à l’architecte Georges Peynet en 1970, mais il n’a jamais vu le jour. Toutefois, l’argent de cette vente a permis à Gaumont de lancer la réalisation d’une vaste rénovation de ses salles dans toute la France, comme à L’Olympia à Bordeaux, le Gaumont-Palace à Grenoble, le Familia à Lille, ou le Gaumont-Palace à Toulouse. Ce n’est donc pas tout à fait une page qui se tourne pour ce géant du cinéma, qui parvient encore à s’imposer dans l’industrie, malgré les baisses de fréquentation des salles depuis la création de plateformes de streaming.
Romane Fraysse
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