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Le Tabou, un club en ébullition dans le Paris existentialiste

Robert Doisneau, Devant le Tabou, 1947

L’année 1947 marque l’âge d’or d’un club de jazz de Saint-Germain-des-Prés : le fameux Tabou. Avec sa cave voûtée ouverte jusqu’à pas d’heure, ce lieu effervescent ne tarde pas à devenir le repère de toute une jeunesse intellectuelle que l’histoire a immortalisé sous les noms d’existentialistes et de zazous. Sans surprise, Boris Vian, Simone de Beauvoir ou Juliette Gréco étaient des leurs.

Les noctambules du Bar vert

Nous sommes en 1944, une date fatidique pour Paris, qui vient tout juste de connaître plusieurs années sous l’Occupation. Ce n’est donc pas une surprise si elle est aussi l’année qui voit fleurir le premier bar américain de la capitale. En effet, c’est au 10 rue Jacob, dans le 6e arrondissement, que le Bar vert ouvre tout juste ses portes. Dès l’aube jusqu’à minuit, il devient le quartier général des ouvriers des Messageries de la presse parisienne, situées non loin de là, qui sont rejoints durant la journée par les écrivains, journalistes, intellectuels et artistes de scène, dont Juliette Gréco ou Boris Vian.

Le Bar vert, 1950
Le Bar vert, 1950

Le propriétaire Bernard Lucas a joué un rôle non négligeable dans ce rassemblement de l’intelligentsia parisienne. Qualifié par Vian de « barman peu ordinaire qui a des livres rares et une discothèque classique » dans son Manuel de Saint-Germain-des-Prés, celui-ci a ramené autour de lui un cercle de grands noms littéraires mêlant Raymond Queneau, Roger Vailland, Antonin Artaud, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre ou Jacques Prévert.

Paris, rue Dauphine, devant le Tabou, vers 1965 © Roger-Viollet
Paris, rue Dauphine, devant le Tabou, vers 1965 – © Roger-Viollet

En peu de temps, cette émulation se rejoue à quelques pas de là, dans un nouvel établissement bientôt nommé Tabou. Situé au 33 rue Dauphine dès 1945, ce lieu a l’avantage de disposer d’une cave datant de l’hôtel d’Aubusson, construit au XVIIe siècle. C’est donc un endroit parfait pour les noctambules souhaitant prolonger les festivités du Bar vert et du Flore, après avoir été mis dehors à minuit sonnant. Néanmoins, les Guyonnet, qui en sont propriétaires, ne sont pas de grands adeptes de cette « faune littéraire » qui a ramené des alcools américains en plein cÅ“ur de Saint-Germain-des-Prés. Leurs soirées restent donc relativement raisonnables, sans investir la cave comme il se doit.

Une cave libre

C’est véritablement en 1947 que le Tabou réunit une joyeuse communauté inspirée. En effet, les Guyonnet se voient rapidement dépossédés de leur bar, qui est fermé par la police en 1946. Juliette Gréco, qui est alors une habituée des lieux, garde un accès au lieu, dans lequel elle se réjouit de découvrir une « cave voûtée peuplée de tables et de tabourets vides, éclairée de petites ampoules de couleurs vives qui servent de regards à des masques africains (…) tout au fond, une grille ouvre sur un endroit sablonneux ». L’idée s’illumine soudain dans son esprit : pourquoi ne pas y rassembler toute sa bande ?

La cave du Tabou
La cave du Tabou

Ainsi, avec l’aide de ses amis artistes, elle convainc les Guyonnet de leur prêter la cave pour faire leurs répétitions. Bernard Lucas, qui a délaissé le Bar vert, parvient alors à convaincre les propriétaires de prendre la gestion du lieu avec Alexandre Toursky. Après de longues négociations, le Tabou ouvre finalement le 11 avril 1947. La cave devient le rendez-vous incontournable des jeunes artistes et musiciens de la Rive gauche, qui peuvent se retrouver durant la nuit entière sans risquer aucune plainte pour tapage nocturne. On y entend alors Boris Vian, qui fonde le groupe de jazz Les Grrr avec ses frères et Guy Lognon, tandis que Juliette Gréco récite des poèmes de Raymond Queneau tout en chantant quelques-unes de ses chansons.

La fête des zazous et des existentialistes

En parfait indécis, Bernard Lucas reprend finalement la direction du Bar vert, et confie la gestion du Tabou à son ami, Frédéric Chauvelot. Après la fermeture de l’emblématique Caveau des Lorientais, la troupe de Boris Vian est rejointe par le jazzman Claude Luter. Les soirées dans la cave sont alors animées par Juliette Gréco et la journaliste Anne-Marie Cazalis, selon le programme établi par l’acteur Marc Doelnitz. Néanmoins, le droit d’entrée n’est pas donné à tout le monde : comme tout milieu intellectuel, les relations comptent pour beaucoup ! Il faut donc se présenter au « grand maître de l’escalier », qui contrôle les passages.

Boris Vian jouant au Tabou
Boris Vian jouant au Tabou

On y voit défiler les figures de l’existentialisme, telles que Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Maurice Merleau-Ponty, les iconiques Simone Signoret, Yves Montand, Jean Cocteau, Alexandre Astruc et Gaston Gallimard, ainsi que ceux que l’on nomme les « zazous », ces jeunes amateurs de jazz habillés comme des « snobs anglais ». Tous échangent des discussions passionnées, et certains récitent des poèmes entre deux danses endiablées sur les rythmes jazz.

Sartre, Beauvoir, Vian et sa femme © At first flash
Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Boris et Michelle Vian en train de discuter – © At first flash

Dans son précieux témoignage du quartier, Vian retranscrit bien l’effervescence singulière et éphémère du bar : « Très vite, le Tabou est devenu un centre de folie organisée. Disons-le tout de suite, aucun des clubs qui suivirent n’a pu recréer cette atmosphère incroyable, et le Tabou lui-même, hélas ! ne la conserva pas très longtemps. C’était d’ailleurs impossible ».

Un club sans tabou

Comme dans tout lieu d’émulation, le Tabou connaît une gloire fulgurante. Dès 1948, les habitués commencent à se lasser. Le bar ne devient plus que l’ombre de lui-même et prend davantage des allures de Pigalle avec l’apparition d’effeuilleuses. On y prépare désormais l’élection de Miss Tabou, et la clientèle nocturne est davantage regardée pour son porte-monnaie que pour sa bonne élocution. Quant aux voisins, ils finissent par vider leurs pots de chambre sur la tête des fêtards, lorsque ceux-ci sortent avec fracas de la cave.

Boris Vian (1920-1959) avec Juliette Gréco (1927-2020) au Club Saint-Germain à Saint-Germain-des-Prés à Paris (France). En 1949. *** Local Caption *** 00024191
Boris Vian avec Juliette Gréco au Club Saint-Germain, 1949

Progressivement, la clientèle lettrée de l’année 1947 quitte le navire… Les zazous préfèrent se rendre au plus intimiste Club Saint-Germain, situé au 13 rue Saint-Benoît. Le Tabou reste tout de même un club de jazz, mais privilégie une musique plus contemporaine portée par le pianiste Henri Renaud, qui s’entoure de l’orchestre de Lionel Hampton, ainsi que de Sacha Distel, René Thomas ou Lester Young. Malgré tout, l’esprit s’essouffle. Le Tabou ferme en 1962, avant d’être repris durant un temps par un organisateur de spectacles de catch dénommé Gilbert Goldstein, qui le rebaptise Le New Tabou. Le nom annonce la couleur : on se doute que l’idée est mauvaise, et qu’elle ne suffira pas à faire revivre l’esprit inventif de cette cave en ébullition.

Romane Fraysse

À lire également : Les rencards du Caveau de la Huchette, des sociétés secrètes aux pionniers du jazz

Image à la une : Robert Doisneau, Devant le Tabou, 1947

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