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Au Jeu de Paume, le combat de Rose Valland pour sauver les œuvres spoliées

Par Romane Fraysse

L’histoire du Jeu de Paume est rythmée par un nom tristement oublié : celui de Rose Valland. Conservatrice du musée sous l’Occupation, elle fait acte de résistance en notant soigneusement la liste des œuvres spoliées qui défilent sous son nez durant quatre ans. Au lendemain de la guerre, son dévouement permettra de récupérer plus de 60 000 œuvres d’art pillées par le régime nazi.

Une fenêtre sur les écoles étrangères

Avant de devenir le musée que l’on connaît, le lieu s’est doté de différents visages. Son curieux nom de « jeu de paume » a tout à voir avec le fameux sport français en vogue dès le XIVe siècle. En effet, c’est en 1861 que plusieurs membres du Cercle de la paume obtiennent l’autorisation de Napoléon III de construire un court sur la terrasse des Feuillants du jardin des Tuileries. Édifié quelques années après l’Orangerie, il reprend son plan architectural avec sa façade sud vitrée, ainsi que son fronton triangulaire. Et comme son voisin, il ne tarde pas lui aussi à se reconvertir pour devenir un musée dès 1909.

Le Jeu de Paume en 1919

Durant quelques années, son rôle reste incertain, jusqu’à ce que le musée du Luxembourg s’ouvre aux arts étrangers et décide de présenter cette section au sein du Jeu de Paume à partir de 1922. Dirigé par André Dezarrois, celui qui se nomme désormais le « musée des écoles étrangères contemporaines » organise en parallèle des expositions avec les institutions d’autres pays, tels que le Canada ou le Portugal, et conforte une nouvelle fois Paris dans son rôle de capitale occidentale de l’art.

Rose Valland, André Dezarrois et un gardien du Jeu de Paume en 1935

C’est en 1932 qu’une certaine Rose Valland rejoint l’équipe du musée en tant qu’attachée bénévole. Reconnue pour ses talents de dessinatrice, elle est d’abord passée par l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon, avant de rejoindre l’École du Louvre et la Sorbonne. Lorsqu’elle entre au Jeu de Paume, cette historienne de l’art s’occupe tout d’abord du catalogue des collections du musée, puis collabore avec André Dezarrois pour réaliser des expositions internationales – elle ne devient toutefois salariée qu’en 1941. Ainsi, par son ascension rapide et sa défense des avant-gardes, Valland s’impose progressivement comme une figure indispensable de l’institution.

Le bagne des arts sous l’Occupation

Hélas, ces temps heureux ne vont pas durer. Face aux conflits qui se préparent en 1939, Jacques Jaujard, directeur des musées nationaux, craint les bombardements et décide de placer les collections du Louvre au château de Chambord. Concernant le Jeu de Paume, il demande à Rose Valland, alors conservatrice, de sélectionner les œuvres les plus précieuses pour faire partie de cet acheminement. En tout, 483 tableaux sont envoyés hors de la capitale afin d’être mis à l’abri. Pour le reste des collections, Valland décide de faire aménager des pièces secrètes au sous-sol du musée, dans lesquelles 524 peintures et 92 sculptures resteront cachées jusqu’à la Libération.

La salle des martyrs du Jeu de Paume, regroupant les oeuvres d’art “dégénérées” sous l’Occupation

Avec l’Occupation, les édifices parisiens ne sont pas bombardés, mais les Allemands décident tout de même de renverser la fonction symbolique de certains lieux, et cela s’observe notamment au Jeu de Paume. Celui qui fut un espace d’ouverture sur l’art étranger et ses modernités devient le sinistre entrepôt des œuvres spoliées par les nazis, avant de partir pour l’Allemagne. Jacques Jaujard n’a pas d’autre choix que d’accepter cette funeste entreprise, mais parvient toutefois à négocier la présence de Rose Valland dans les locaux.

Hermann Goering au Jeu de Paume choisissant des oeuvres spoliées, le 2 décembre 1941

Ainsi, dès 1940, le Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) s’installe dans le musée pour stocker les œuvres qu’il confisque aux familles juives, aux francs-maçons et à tout opposant au régime nazi. D’autres salles sont aussi réservées aux arts modernes qu’il considère comme « dégénérés », et qu’il souhaite détruire afin de célébrer la supériorité de l’art classique. Parmi de nombreux dignitaires nazis, Hermann Goering, bras droit d’Hitler, se rend fréquemment au Jeu de Paume pour piller des œuvres et compléter sa collection d’art. Une spoliation qui s’opère sous les yeux médusés de Valland, bien décidée à résister dans l’ombre.

Des mots de résistance

Durant l’occupation du Jeu de Paume, rester sur place est un acte de résistance en lui-même. Rose Valland l’a rapidement compris, et ne tarde pas, sur l’ordre de Jacques Jaujard, à faire l’inventaire des milliers d’œuvres d’art spoliées qui circulent dans le musée. Ce registre permet ainsi de garder une trace écrite de tous les tableaux et sculptures envoyés en Allemagne. Néanmoins, elle assiste impuissante à la destruction de certaines œuvres : « Les tableaux massacrés au séquestre du Louvre ont été ramenés au Jeu de Paume. Cinq à six cents ont été brûlés sous la surveillance allemande dans le jardin du musée de 11h à 15h… Impossible de rien sauver ! ».

Rose Valland dans les années 1930

À côté de cela, la conservatrice fait aussi des rapports réguliers à Jaujard. Véritablement espionne germanophone, elle fait croire qu’elle méconnaît la langue afin d’espionner les officiers nazis qui ne se méfient pas d’elle. « Tout ce que je voyais et entendais finissait par constituer dans le fichier de ma mémoire et de mes notes, une importante réserve, d’après laquelle je m’efforçais de connaître autant que possible les opérations et les projets de l’E.R.R. ». Elle écoute les discussions, relève la moindre visite, note dans un carnet les convois d’œuvres, leur liste, le nom des collectionneurs volés et l’adresse de destination.

Une salle du Jeu de Paume sous l’Occupation

Téméraire, Valland subit de nombreuses pressions et des menaces de mort, jusqu’à être renvoyée du musée à quatre reprises. Malgré tout, elle poursuit son entreprise coûte que coûte, persuadée que les œuvres pourront être retrouvées à la fin de la guerre. En 1941, elle note dans son carnet : « Visite du Maréchal Goering au Jeu de Paume le 2 décembre 1941. Visite de l’exposition des œuvres d’art des collections juives expropriées. Aucun Français n’est admis à séjourner au Musée pendant ces visites. Goering emportera demain, dans son train particulier les statues provenant de l’hôtel Édouard de Rothschild […] et une cinquantaine de tableaux ». Alors que les Alliés progressent en 1944, les nazis envoient 148 caisses d’œuvres dans un convoi que Valland parvient à ralentir avec l’aide de la Résistance : parmi elles, 1 200 tableaux ont pu être sauvés, dont plusieurs Cézanne, Gauguin, Renoir ou Modigliani.

À la conquête des œuvres spoliées

À la fin de la guerre, Rose Valland conserve précieusement ses Carnets clandestins dans lesquels sont notées environ 21 000 œuvres d’art volées par le régime nazi. Elle confie alors ses écrits à James Rorimer, le chef de la Section américaine des spécialistes de la conservation – mieux connue sous le nom de « Monuments Men » – qui se rend au château de Neuschwanstein où se trouvent la plupart des œuvres confisquées.

Rose Valland pose en uniforme de Lieutenant au « centre de collecte » des œuvres volées à Wiesbaden, 1947

Nommée capitaine dans l’Armée française en 1945, Valland se rend quant à elle dans différentes zones allemandes, autrichiennes et soviétiques. La cigarette au bec, l’air déterminé, elle se vêt d’un uniforme masculin et écume les pays en étant reconnue pour ses actes de résistante. En tout, son action permet de récupérer plus de 60 000 œuvres d’art spoliées durant la guerre. Ainsi, par son rôle majeur, elle est faite officière de la Légion d’honneur, commandeure des Arts et des Lettres, et obtient la médaille de la Résistance française. Devenue conservatrice des musées nationaux en 1952, elle est finalement éclipsée de l’histoire, comme bon nombre de femmes résistantes.

Rose Valland à son bureau après la guerre

Quant au Jeu de Paume, il redevient un musée public dès la fin de la guerre, exposant des tableaux impressionnistes, ainsi que de l’art moderne et contemporain. C’est finalement en 2004 qu’il trouve sa voie en devenant le Centre d’art que l’on connaît, un des principaux lieux de diffusion de l’image des XXe et XXI siècles. Le musée conserve ainsi son désir d’ouverture en organisation de nombreuses collaborations avec d’autres institutions étrangères, poursuivant l’engagement passionné de Rose Valland.

Romane Fraysse

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