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Marie Laurencin, une toile d’énigmes

Marie Laurencin
Par Romane Fraysse

Sur une toile, des créatures féminines semblent flotter dans une palette vaporeuse, leurs visages pâles empruntant aux masques leur mystère… Qualifiée de « nymphisme », cette œuvre singulière est immédiatement reconnue : elle est la création de Marie Laurencin. Parisienne mondaine dès les Années folles, l’artiste demeure elle-même insaisissable, tantôt peintre ou poète, ambiguë en temps de guerre, et solitaire dans son art.

L’art pour vocation

Le 31 octobre 1883, Marie Mélanie Laurencin naît dans le 10e arrondissement de Paris d’une union libre. Après sa naissance, son père, le député de l’Union républicaine Alfred Toulet, rend régulièrement visite à sa mère Pauline Laurencin, une brodeuse d’origine créole. Celui-ci gère alors les biens du ménage en masquant son identité à la petite Marie. Après des études chez les religieuses et au lycée Lamartine, la jeune femme est encouragée par sa mère à devenir institutrice.

Marie Laurencin, par Talbot, 1910
Marie Laurencin, par William Henry Talbot, 1910

Contre cette idée, elle préfère croquer les toiles du musée du Louvre, et décide rapidement que l’art serait sa vocation. Elle s’inscrit tout d’abord à l’école de Sèvres afin de devenir peintre sur porcelaine, et découvre le dessin et la gravure lors de cours de dessins organisés par la mairie des Batignolles. Délaissant peu à peu l’artisanat, elle entre en 1902 à l’Académie Humbert située sur le boulevard de Clichy.

Marie Laurencin, par Silvia Beach
Marie Laurencin, par Silvia Beach

L’école étant ouverte gratuitement aux femmes, elle y suit durant deux années les cours d’Eugène Carrière aux côtés de Francis Picabia, Georges Braque ou Georges Lepage. C’est à cette époque qu’elle découvre le recueil des Fleurs du mal, et esquisse ses premiers poèmes. Elle commence aussi à collaborer avec le poète Pierre Louÿs, en illustrant son recueil Les Chansons de Bilitis avec ses premières aquatintes.

Une renommée précoce

Encouragée par Georges Braque, Marie Laurencin privilégie peu à peu la peinture, et réalise une série d’autoportraits. En 1906, son ami lui présente alors le marchand d’art Henri-Pierre Roché, qui tombe autant sous le charme de l’œuvre que de l’artiste. Malgré leur relation houleuse, le collectionneur acquerra tout de même 140 pièces de celle qu’il surnomme ironiquement « Flap » – querelle en argot. Il l’introduit également dans le cercle de la revue symboliste Vers et Prose, fondée par Paul Fort et Jean Moréas, qui se réunit tous les mardis à la fameuse Closerie des Lilas.

Autoportrait, vers 1905 - Musée Marie Laurencin, Nagano-Ken, Japon Marie Laurencin, Autoportrait, vers 1905 © ADAGP, Paris 2012
Marie Laurencin, Autoportrait, vers 1905 – © ADAGP, Paris 2012

Véritable mondaine, Marie Laurencin commence à se faire connaître dans les cercles de l’avant-garde artistique, malgré la misogynie du milieu. À l’âge de 24 ans, elle réalise sa première exposition à la galerie parisienne de Clovis Sagot. Là, Pablo Picasso découvre ses toiles, et lui présente ses périodes bleue et rose : fascinée, la jeune artiste s’inspire de ses nuances de couleur dans ses études.

Marie Laurencin, Groupe d'artistes, 1908
Marie Laurencin, Groupe d’artistes, 1908

Nouvelle recrue du Bateau-Lavoir, désormais liée à Guillaume Apollinaire, elle continue d’exposer et présente même son tableau Fleurs dans un vase au Salon des indépendants en 1907. En composant avec des aplats de gris et de bleus savamment découpés dans l’espace, Marie Laurencin flirte entre le fauvisme et le cubisme en devenir. Le Groupe d’artistes, la représentant avec Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso et Fernande Olivier, préfigure déjà son style aux couleurs pâles et aux formes épurées. La toile est d’ailleurs achetée par Gertrude Stein en 1908, bien que celle-ci la juge « trop décorative ».

La naissance du « nymphisme »

Reconnue et exposée, Marie Laurencin touche à la peinture, la gravure, l’aquarelle et le dessin, tout en faisant du portrait son genre de prédilection. Témoin du Paris des Années folles, son œuvre s’attache tout particulièrement à représenter les personnalités féminines de son temps, telles que Coco Chanel ou Marcelle Dormoy, ainsi que des créatures mystérieuses et lascives se mouvant dans des paysages archaïques.

Marie Laurencin, Mademoiselle Chanel, 1923
Marie Laurencin, Mademoiselle Chanel, 1923

Sa palette s’éclaircit alors pour se restreindre à des couleurs pastel, dont l’effet brumeux nous plonge dans un monde aussi onirique qu’énigmatique. Les silhouettes sont simplifiées et irréelles, les visages prennent l’allure de masques grisâtres aux yeux sombres et impénétrables. La composition est peu à peu dictée par les couleurs, derrière lesquelles les formes semblent fondre : l’ensemble vibrant et harmonieux offre une douceur poétique, presque sonore, qui résonne avec ses écrits parallèles.

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Marie Laurencin, Femmes au chien, 1924

Ce style éminemment personnel mêle l’art mythologique du classicisme aux libertés plastiques du fauvisme et du cubisme. En ce sens, une œuvre de Laurencin est immédiatement reconnue, et a d’ailleurs été définie selon un courant qui lui serait propre, le « nymphisme ». Ce mot viendrait toutefois de l’esprit de l’écrivain espagnol Ramón, qui aurait qualifié sa relation amoureuse avec Nicole Groult de nymphisme artistique. Un mot exogène qui désincarne ses modèles, et évide leur personnalité, alors que le portrait mondain est central dans l’œuvre de l’artiste. Il reste toutefois justifié à travers l’influence mythologique que l’on retrouve dans ses créatures éthérées, aux postures érotiques et suaves.

Marie Laurencin, Les Biches, en 1923 - RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) - Hervé Lewandowski
Marie Laurencin, Les Biches, 1923 – © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) – Hervé Lewandowski

Dans ses œuvres, cette ambiguïté volontaire révèle un désir de cohésion entre les arts. Ses toiles renvoient à la musique, à la poésie et à la danse. Laurencin a d’ailleurs réalisé de nombreux décors et costumes pour les Ballets russes ou la Comédie-Française. Toutefois, face à la montée du nationalisme durant les années 1930, de nombreux intellectuels et artistes reprochent à son art un manque d’engagement. Toute sa vie, Laurencin n’aura d’ailleurs revendiqué aucun combat, et son positionnement politique restera de ce fait ambigu.

L’ombre de la guerre

Au début de la Seconde Guerre mondiale, Marie Laurencin décide de rester à Paris par patriotisme. Opposée à l’impérialisme d’Adolphe Hitler, elle côtoie néanmoins certains intellectuels allemands qui sont sympathisants du régime nazi, tels qu’Arno Breker ou Gerhard Heller. Sous l’Occupation, elle continue de fréquenter de hauts lieux parisiens, comme La Tour d’argent ou Lapérouse, et ne s’oppose pas à la politique allemande menée dans le pays, tenant elle-même des propos antisémites.

Marie Laurencin dans son atelier avec ses élèves, 1932
Marie Laurencin dans son atelier avec ses élèves, 1932

Son manque d’engagement et sa position passive n’en font pas pour autant une collaboratrice. Heurtée par l‘obligation du port de l’étoile jaune pour les juifs en 1942, elle soutient Max Jacob, retiré dans son abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, par une correspondance assidue et intervient ensuite auprès de l’Ambassade pour le faire sortir du camp de Drancy, sans succès. À cette même époque, elle réalise le portrait de plusieurs résistants, comme Jean Paulhan et Paul Eluard, et subit la spoliation de certaines de ses œuvres, rassemblées dans la « salle des martyrs » du Jeu de Paume.

Marie Laurencin, 1949
Marie Laurencin, 1949

Mais son rapport ambigu avec le régime nazi n’est pas oublié à la Libération. Le 8 septembre 1944, elle est arrêtée chez elle dans le cadre d’une procédure d’épuration et internée au camp de Drancy. Échappant au sort des tondues, elle est finalement exonérée de toute charge et libérée au bout de neuf jours. Après cet épisode traumatisant, elle décide de faire une retraite dans plusieurs couvents bénédictins, tout en continuant à peindre. Néanmoins, le public se désintéresse peu à peu de ses toiles, et l’artiste tombe progressivement dans l’oubli. Longtemps réduite à sa relation avec Apollinaire, Laurencin est redécouverte depuis quelques années en tant qu’artiste, notamment lors d’une rétrospective au musée Marmottan en 2013, qui mettait en lumière toute la complexité du personnage.

Romane Fraysse

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