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A la Belle Epoque, l’étonnant mouvement des Incohérents annonce-t-il l’art moderne ?

Il est difficile d’expliquer une chose incohérente. Et c’est bien l’objectif de ce groupe insaisissable de poètes, artistes et comédiens rassemblés autour de Jules Lévy dès 1882, qui souhaite tourner en dérision l’élitisme de l’art avec ses expositions de « gens qui ne savent pas dessiner ». Bien que parodique, le mouvement des Arts incohérents fait date pour avoir présenté les premiers monochromes et ready-mades de notre temps. Pourtant, il reste encore aujourd’hui dans l’ombre de ses héritiers, les Dada. L’histoire de l’art manquerait-elle d’humour selon les décennies ?

Au berceau de l’incohérence

À Paris, la fin du XIXe siècle sonne du même coup l’entrée dans la Belle Epoque : sous une Troisième République plus souple, on célèbre l’âge d’or des cabarets, le triomphe des expositions universelles, les révolutions scientifiques, et autres splendeurs du temps – du moins, pour ceux qui peuvent se le permettre. Mais la fin du XIXe siècle n’est pas qu’une fête ! C’est aussi l’époque où Nietzsche annonce la mort de Dieu, celle où le naturalisme sert une théorie de la dégénérescence, ou encore le darwinisme fait prévoir une inégalité des races… Bref, c’est la Décadence.

Jules Lévy, photographié par Jose Maria Mora, vers 1880

Du Quartier latin à Montmartre, de joyeux lurons se retrouvent alors pour échanger quelques tirades satiriques sur le pessimisme ambiant, et briller en parodiant le bon goût bourgeois. Les Fumistes ou les Zutistes s’imposent comme des contre-cultures en tournant en dérision le naturalisme en vogue. On compte aussi les Hydropathes, un club littéraire initié par un certain Jules Lévy, écrivain et courtier chez Flammarion. Taquin insatiable, le jeune homme poursuit ses boutades en s’attaquant à l’art dès l’été 1882. Pourquoi, alors, ne pas créer une exposition de « gens qui ne savent pas dessiner » ?

Affiche de Jules Chéret pour l’exposition des Arts incohérents en 1886

Le 2 octobre, au soir, Lévy organise alors une exposition dans sa chambre de bonne. Ses amis journalistes, caricaturistes et poètes sont alors conviés à présenter leur création : tous les arts sont les bienvenus à partir du moment où ils sont l’œuvre d’une personne sans habileté. 159 créations sont alors présentées aux plus curieux : on trouve par exemple La Vénus de mille eaux, un buste en plâtre couvert d’une étiquette d’eau minérale. La démarche est alors un véritable succès, puisque plusieurs milliers de parisiens y pressent le pas, dont Edouard Manet, Auguste Renoir ou Félix Fénéon. Avec un franc sarcasme, l’objectif est avant tout de faire rire. Après tout, le dessin d’une personne ne sachant pas dessiner n’est-elle pas incohérente ? C’est sur ce constat que naissent alors les Arts incohérents.

Premier monochrome, premier ready-made

Cette exposition mémorable sonne le début d’une décennie d’happenings pleins d’ironie. Dès 1883, une nouvelle exposition annonce la couleur à la galerie Vivienne : « Toutes les œuvres sont admises, les œuvres sérieuses et obscènes exceptées ». Quelques 20 000 visiteurs découvrent alors un mélange de parodies, calembours, jeux de mots, et ce rituel parisien perdure chaque année jusqu’en 1896.

Mais les Incohérents sortent aussi des cadres pour amuser la galerie lors de bals déguisés et de salons burlesques, sur les murs desquels sont inscrites quelques railleries comme « La mélancolie n’entre pas ici » ou « Prière de ne pas cracher au plafond ». Parmi ces farceurs, on compte tout de même quelque 660 artistes, poètes, comédiens et journalistes, dont Toulouse-Lautrec, Henri Pille, Antonio de La Gandara, Emile Cohl, Caran d’Ache, Alphonse Allais, André Hellé ou Paul Bilhaud.

Paul Bilhaud (1854-1933), Combat de nègres pendant la nuit, huile sur toile, 1882

Lors de la première exposition, ce dernier présente alors une toile entièrement recouverte de peinture noire, qu’il nomme avec ironie : Combat de Nègres pendant la nuit. Nous sommes en 1882, et il s’agit tout bonnement du premier monochrome de l’histoire de l’art. Dans le sillage de Bilhaud, Alphonse Allais s’amuse lui aussi à explorer ce nouveau genre en présentant une feuille blanche intitulée Première Communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige en 1883 ou une étoffe écarlate nommée Récolte de tomates sur le bord de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques en 1884.

Alphonse Allais, Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe, avant 1897

Mais l’écrivain ne s’arrête pas là, et poursuit sa trajectoire en érigeant à la même époque un rideau de fiacre en tissu vert, qui est fièrement intitulé Des souteneurs, encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe, boivent de l’absinthe. Là aussi, il s’agit en réalité du premier ready-made de l’histoire. Pour présenter ces œuvres incohérentes avec humour, Allais en tire alors une compilation dans son Album primo-avrilesque, qui deviendra culte pour les avant-gardes du siècle suivant.

Le sérieux de l’art

Répugnant le lyrisme pompeux des romantiques ou le fatalisme des naturalistes, les Incohérents ont donc voulu débarrasser l’art de son sérieux en ouvrant la voie à des créations aussi humoristiques que subversives. Ce terrain de jeu crée nécessairement une rupture au tournant du XXe siècle, préparant aux excentricités des avant-gardes futures. Il est certain que le surréalisme, Dada ou l’art brut sont les enfants de cette ironie décomplexée : pourtant, cette histoire demeure méconnue. Dans son récent ouvrage Les anartistes, Michel Onfray leur tire d’ailleurs allègrement dessus : « La fausse avant-garde du XXe siècle pille les Incohérents sans jamais les citer, bien sûr ! Duchamp, Satie, Tzara, Malevitch, Klein, Breton, Cage, et tous leurs suivants ».

Le Bal des Incohérents, illustration de Paul-Eugène Mesplès pour Le Monde illustré, 1891

N’ayant duré qu’une petite décennie, le mouvement a difficilement résisté au temps du fait que ses Å“uvres n’aient jamais été collectionnées, la plupart étant détruite après chaque exposition. C’est le 7 mai 2021 que son nom resurgit à la découverte d’une malle contenant plusieurs Å“uvres incohérentes, dont le fameux monochrome de Paul Bilhaud. Des créations qui ont depuis été classées « trésor national » – avec ce titre officiel, Jules Lévy doit, à l’heure qu’il est, se retourner plus d’une fois dans sa tombe.

Carte d’exposant pour l’entrée à l’exposition des Arts incohérents en octobre 1886, illustrée par Émile Cohl

A la suite de cette redécouverte, les Arts incohérents continuent sans surprise à faire débat : certains y voient un coup de génie, là où d’autres les considèrent comme de vulgaires curiosités. Il est drôle de constater que ce que l’on reproche aux Incohérents puisse être pardonné au mouvement dada. Pourquoi une Joconde moustachue serait plus crédible qu’un monochrome farceur ? Car, ce qui dérange aujourd’hui les historiens d’art, c’est bien la visée parodique de leurs œuvres. Et c’est justement en opposition à cette austérité de l’art que le groupe de Jules Lévy s’est construit. Car si la portée de l’art doit être prise au sérieux, il n’en est rien de son sujet. Les temps n’ont visiblement pas beaucoup changé. Il ne faut pourtant pas en faire une question de goût, mais bien de date : ne pas reconnaître que leurs œuvres ont fait basculer l’histoire de l’art, ce n’est définitivement pas très sérieux.

Romane Fraysse

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