« Broca » : ce nom dissyllabique résonne peut-être à votre oreille comme une lointaine réminiscence. Rendue célèbre grâce aux contes de Pierre Gripari, cette rue médiévale datant du XIIe siècle continue de dégager une atmosphère étrange au sein du Quartier latin, où l’on ne serait pas surpris de croiser la Fée du robinet et la Sorcière du placard aux balais !
Qui est Broca ?
Autrefois dénommée « rue de l’Oursine », en lien avec un ancien fief médiéval, ce petit passage prend en 1890 le nom du médecin Paul Broca, tout comme l’hôpital installé au n° 111. Disparu quelques années auparavant, cet anatomiste était devenu célèbre après sa découverte en 1861 d’une zone du cerveau qu’il tenait pour responsable du traitement du langage. Située dans l’hémisphère gauche, « l’aire de Broca » a longtemps été considérée comme le centre de la parole, ce que de récentes recherches ont démenti, constatant qu’elle n’est finalement qu’une zone de transmission.
Néanmoins, à cette époque, Paul Broca était largement récompensé pour ses nombreux travaux scientifiques, ayant écrit plus d’une centaine d’ouvrages, dont 53 dédiés au cerveau. Mais si ses recherches sont considérables, leurs finalités ne sont pas toujours très réjouissantes, plusieurs d’entre elles ayant servi à soutenir certaines thèses essentialistes de l’époque, ouvertement racistes et misogynes.
En effet, dans une perspective physiognomoniste, Broca a cherché à établir un lien entre l’anatomie du crâne et l’intelligence, lui permettant de démontrer une infériorité naturelle des peuples africains et des femmes. Ainsi, en leur trouvant un cerveau plus mince et plus léger, ce charmant médecin a justifié un discours ouvertement paternaliste et préconisé un ensemble de mesures aussi aberrantes les unes que les autres, comme l’ablation du clitoris pour empêcher la masturbation féminine. Une position reflétant les idéologies discriminantes de l’époque, qui paraissent désormais irrecevables, comme en témoignent les récentes pétitions circulant pour débaptiser les lieux portant le nom de Broca.
Une rue pas comme les autres
Malgré un nom peu valorisant, cette petite rue médiévale n’en reste pas moins fascinante par sa topographie étrange. Située entre le quartier du Val-de-Grâce et de Croulebarbe, elle est le vestige d’une vieille route conduisant de Paris à Gentilly. Large de 15 mètres, elle se revêt d’une atmosphère inquiétante par son étroitesse et son obscurité, due notamment au pont qui la traverse. En effet, il est curieux de constater que le boulevard de Port-Royal enjambe la rue Broca, ce qui en fait une voie unique dans l’architecture historique de la ville.
Mais ce n’est pas tout ! Cette étrangeté se remarque également par deux autres faits mystérieux : s’il est impossible de rejoindre la rue Broca depuis le boulevard, les plans de Paris indiquent quant à eux qu’ils se croisent l’un et l’autre. De plus, les numéros de 1 à 7 n’existent pas dans ce passage, comme s’ils avaient miraculeusement disparu… Des phénomènes inhabituels qui confèrent à ce lieu un caractère fantastique nous faisant soudainement basculer dans une nouvelle dimension.
Un lieu aux treize contes
C’est cette architecture particulière qui a inspiré à Pierre Gripari les treize contes qui ont rendu la rue célèbre. Né en 1925 à Paris, l’auteur avait un attachement sans faille pour le quartier latin, dans lequel il arpentait en solitaire les nombreuses rues médiévales et fréquentait chaque jour les bistrots populaires. De la rue Broca, il aime en parler comme d’un havre au cœur de la ville : « Peu éloignée, mais sur un autre plan, souterraine en plein air, elle constitue, à elle seule, comme un petit village. Pour les gens qui l’habitent, cela crée un climat tout à fait spécial. D’abord, ils se connaissent tous, et chacun d’eux sait à peu près ce que font les autres et à quoi ils s’occupent, ce qui est exceptionnel dans une ville comme Paris ».
C’est ainsi qu’en 1967, Gripari s’inspire de cette atmosphère particulière et intime pour pondre treize contes de fée mêlant le Gentil Petit Diable à la Poupée Scoubidou. Ces récits proviendraient, selon ses dires, de la bouche d’un certain Monsieur Pierre, venant rendre visite aux enfants de Papa Saïd, un épicier de la rue Broca. Nul doute cependant que l’auteur soit à l’origine de ces histoires, cette préface dévoilant seulement l’envie de les colorer d’une certaine tradition folklorique. Réunis autour de la fameuse rue – bien que certains occupent d’autres espaces – les treize contes entrelacent différents personnages inspirés d’anciens récits, telles la Sorcière de la rue Mouffetard et la Fée du robinet, mais aussi des objets plus triviaux comme dans le Roman d’amour d’une patate. Un mélange entre le genre noble, le grotesque et le macabre qui dévoilent le désir, pour Gripari, de cuisiner la littérature à sa façon.
De drôles d’histoires, joliment sensibles et narquoises, qui inscrivent éternellement la rue Broca dans le Paris fantastique. Aujourd’hui, une grande fresque dédiée aux contes colore d’ailleurs le dessous du pont qui la traverse. Un fard qui la rend moins lugubre, mais qui lui retire du même coup son illustre aspect cabalistique.
Romane Fraysse
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Photo de Une : Vue du pont de la rue Broca, 1912