A Paris, des sociétés privées ont vu le jour au XVIIe siècle, dans un pays animé par l’idéal humaniste. Elitistes, elles ont joué un rôle historique en soudant les esprits des écrivains, artistes, philosophes et savants les plus illustres de leur époque. A leur tête, les salonnières, ces femmes d’esprit et de conviction, bien décidées à asseoir leur place dans une société qui les réprime.
Les salonnières, des érudites liant les grands esprits
Si ce que l’on nomme « salon » n’apparaît véritablement qu’à la veille de la Révolution française, les premiers cercles mondains se forment à Paris au XVIIe siècle. En tant que maîtresses de maison, certaines aristocrates ouvrent leurs portes à leur entourage instruit et cultivé afin de s’adonner à l’art de la conversation. Peu à peu, celles que l’on nomme anachroniquement les « salonnières » se donnent pour mission de réunir certains grands esprits de leur temps selon leurs affinités, leurs idées et leurs pratiques. Ecrivains, artistes, philosophes et savants se retrouvent alors dans les appartements de ces hôtesses érudites, qui s’adonnent elles-mêmes secrètement à l’écriture.
Bien qu’élitistes, ces réunions privées deviennent l’unique lieu d’affirmation accordé aux femmes de la haute société, qui peuvent alors jouir d’une relative liberté. En ayant le plein pouvoir sur la liste des invités, les sujets abordés et les avancées des débats, les salonnières jouent un véritable rôle social et investissent ainsi la place que les institutions leur refusent. Néanmoins, cette émancipation n’en reste pas moins partielle, l’espace domestique demeurant malgré tout soumis aux règles de bienséance. Si ces femmes sont valorisées pour leur succès mondain et leur statut d’entremetteuse, les ambitions intellectuelles continuent d’être attribuées aux hommes venant présenter leurs ouvrages.
Par leur esprit, ces femmes ont pourtant eu un rôle bien plus important que ce que l’on a voulu en dire. Dans son hôtel d’Hauterive, la comtesse de Verrue réunit ainsi une société choisie de prestigieux écrivains et philosophes, tels que Voltaire, Rothelin ou l’abbé Terrasson, afin de soumettre leurs écrits à une critique qui cherche à les enrichir. D’autres salonnières lettrées ont une influence considérable sur l’œuvre de grands auteurs. Avec ses Maximes, la marquise de Sablé inspire une nouvelle forme littéraire à son ami La Rochefoucauld, qui publie son célèbre ouvrage quelques années plus tard. De même, Rousseau nourrit ses réflexions sur l’éducation en compagnie de son amie Mme d’Épinay, tandis que les projets d’encyclopédie de Diderot et d’Alembert fleurissent chez la marquise Marie du Deffand. Avant le déclin des salons au XXe siècle, certains écrivains tels que Marcel Proust sont d’ailleurs révélés grâce à ces réunions privilégiées.
Entre critiques et créations littéraires
Par ces cercles, les salonnières ont à cœur de donner champ libre aux modernités de style et aux critiques littéraires. En conviant des poètes et dramaturges à lire leurs ouvrages, la vicomtesse d’Auchy forme dès 1605 une académie constituée de femmes émettant un jugement oral sur ce qu’elles entendent. Si certains contemporains reprochent à cette nouvelle tendance de dériver en tribunal, d’autres sociétés s’exercent à la critique dans une atmosphère plus ludique. C’est le cas du cercle de la marquise de Rambouillet qui, dès 1608, convie dans sa « chambre bleue » les plus grands auteurs, dont Corneille, Bussy-Rabutin, Madame de Sévigné ou Madame de Lafayette. Sa réputation est telle que ses réunions deviennent un passage obligé pour tout écrivain en désir de reconnaissance. En formulant des critiques à l’égard des Anciens, on y parle de la supériorité des modernes et de l’absurdité des personnifications mythologiques.
Dans son hôtel, les jeux d’esprit s’enchaînent entre convives et donnent peu à peu naissance au mouvement des Précieuses. En se retrouvant les mardis chez la marquise de Lambert et les samedis chez Madeleine de Scudéry, ces femmes de lettres scrutent le français sous toutes ses formes. Ainsi, après plusieurs lectures et commentaires, les langues se délitent pour questionner l’élégance du vocabulaire et la justesse de son expression. Cette préciosité s’intéresse notamment au discours épuré sur l’amour et à son étude psychologique – ce qui mènera d’ailleurs à la création de la carte de Tendre. A la suite à ces discussions, les membres se mettent à écrire et expérimenter de nouvelles formes. Et bien qu’élitiste, ce laboratoire moderne permet peu à peu de réformer le langage. En effet, si l’on reproche souvent aux Précieuses leur écrits alambiqués, elles ont pourtant contribué à simplifier notre usage du français – rectifiant des mots tels qu’ « autheurs » en « auteurs » – et à le nourrir de néologismes – « féliciter », « anonyme », etc. – ou de nouvelles expressions – « travestir sa pensée », « avoir de l’esprit », etc.
Ainsi, cette critique collective permet, par son oralité, de créer de nouvelles formes littéraires. Les portraits initiés par Madeleine de Scudéry ou le roman psychologique de Madame de Lafayette ont donné lieu à d’éminents ouvrages qui ont changé le cours de l’histoire littéraire.
Le salon, berceau des révolutions
Mais la fin du XVIIIe marque une rupture, et va donner naissance à ce que l’on nomme les « salons » au tournant du siècle. Etonnement, l’histoire ne retient de ces réunions que leur préciosité, comme pour essentialiser les femmes une nouvelle fois. Les salonnières ont pourtant aussi mené de front des débats d’idées et faire éclore de nouveaux projets philosophiques dans la France pré-révolutionnaire.
En réalité, c’est au temps des Lumières que les esprits commencent à s’enflammer. La notion d’individu germe, on s’oppose aux diktats de l’Eglise et de la politique afin de privilégier un esprit libre et épanoui. Au sein des réunions de Madame de Tencin ou Madame Geoffrin, on se retrouve ainsi pour édifier les nouveaux principes du bonheur en lien avec l’idéal humaniste. Mais peu à peu, ces antichambres politiques pèsent comme une menace sur le pouvoir en place. Plus on se rapproche de 1789, plus les salons se radicalisent. Selon les adresses, les salonnières convient les auteurs et philosophes par rapport à leur engagement politique. Les cercles de Fanny de Beauharnais ou Mme Charles-Malo de Lameth sont réputés être révolutionnaires, et il n’est pas rare d’y croiser Robespierre. Aux portes de la Terreur, d’autres comme celui de la duchesse de Gramont n’ont pas peur de s’affirmer ouvertement monarchiques, cherchant notamment à financer des plans d’évasion pour la famille royale.
Désormais, on rejette donc la recherche stylistique et l’exaltation du bel esprit : le regard se porte davantage sur la société extérieure et cherche à élaborer ses futures lois. La littérature demeure toujours l’un des sujets essentiels, puisque les auteurs deviennent bien plus engagés depuis la levée de la censure en 1789. Les pièces d’Antoine-Vincent Arnault ou d’Olympe de Gouges sont présentées et commentées, faisant fleurir de nouveaux idéaux d’indépendance. Ainsi, dans cette société clivante, les salons se multiplient et révèlent le besoin d’ouvrir la parole. Les salonnières ont donc un rôle précieux en participant aux débats, et en assurant surtout leur possibilité d’existence. Car certains partis y trouvaient leur seul refuge à une époque où ils étaient privés de représentation parlementaire. Dans son Journal parisien, Wilhelm Von Humboldt note d’ailleurs que « du 9 thermidor au 13 vendémiaire, la réaction fut principalement organisée par les femmes et elles n’admirent personne qui eut pu être républicain, fût-ce en apparence ».
Cette tradition continua au XIXe siècle, bien que celui-ci se réconcilia avec des salons littéraires plus ludiques. Dès l’annonce du Consulat, on trouvait des salons royalistes et des salons bonapartistes. Sous la Restauration, Juliette Récamier et Delphine de Girardin accueillent chez elles les plus grands écrivains de leur temps, tous autant engagés dans la vie politique, comme Honoré de Balzac, George Sand ou Victor Hugo. Bien que la Révolution a « détrôné » les femmes et les a désillusionnées, elles ne participent pas moins aux grandes insurrections, comme la Commune de Paris.
Des pionnières du féminisme
Le 22 janvier 1891, Marguerite Yourcenar, première femme à être élue à l’Académie française, rend hommage dans son discours aux « femmes de l’Ancien Régime, reines des salons et, plus tôt, des ruelles [qui] inspiraient les écrivains, les régentaient parfois et, fréquemment, ont réussi à faire entrer l’un de leurs protégés dans votre Compagnie », poursuivant : « Je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres ». Ces paroles prouvent combien les salonnières ont marqué l’histoire, malgré la répression du patriarcat. Elles ont traversé les guerres de Religion, le siècle des Lumières, les tumultes de la Révolution et l’instabilité politique qui a suivi. Elles n’y ont pas seulement été observatrices, mais véritablement actrices, voire initiatrices par leurs espaces de parole qui ont joué un rôle essentiel dans l’histoire des idées – à ce propos, il ne faut pas oublier que Madame de Staël a été condamnée à l’exil par Napoléon suite à ses engagements politiques.
Aujourd’hui, nous faisons sans surprise l’impasse sur cette histoire, préférant considérer les salonnières comme des piailleuses obsédées par les doux mots de l’amour. Si on en garde une image dévalorisante, c’est parce que l’on a voulu ne retenir qu’une lecture biaisée des Précieuses ridicules de Molière. Dans sa pièce, le célèbre dramaturge se moque en effet de l’extravagance et de la vanité de certaines Précieuses, sans pour autant critiquer leur émancipation. Aussi, d’autres écrits de l’époque les ont fustigées et nous laissent pour héritage des représentations caricaturales. Ne retenir que la prétendue mièvrerie de ces salons, c’est pourtant éclipser leur rôle essentiel dans les créations littéraires et les réformes politiques qui ont fait mûrir de nombreuses révolutions.
Les Précieuses défendent d’ailleurs elles-mêmes un véritable engagement social et féministe : elles revendiquent le droit de juger une œuvre et d’en être aussi les auteures. Elles sont souvent dénigrées du fait de n’avoir pas pu étudier les Anciens dans les collèges au même titre que les hommes. Contrairement aux érudits, elles privilégiaient donc la conversation mondaine autour d’ouvrages en français – à noter que l’histoire semble leur avoir donné raison. Mais ces réunions leur permettent surtout de revendiquer une place dans la vie intellectuelle, en rupture avec la simple maternité. Madeleine de Scudéry a toute sa vie fustigé le mariage qui bride, selon elle, la liberté des femmes. A travers ses élocutions sur l’amour, elle défend aussi l’instruction des femmes, le choix libre du mari et les plaisirs de l’esprit. Bref, elle se réapproprie un discours qui a jusqu’ici été celui des hommes. Malgré tout, l’époque ne leur permet qu’une émancipation restreinte, et nombre d’entre elles publient d’ailleurs sous des pseudonymes masculins. Une tendance qui semble malheureusement toujours d’époque, à en croire certaines auteures comme Camille Laurens, privilégiant un prénom épicène pour échapper à tout préjugé sexiste.
Romane Fraysse
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