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Félix Vallotton, chronique parisienne d’un « Nabi étranger »

De ses soleils rougeâtres à ses intimités plongées dans le noir, Félix Vallotton a défendu toute sa vie un art « étranger », qui ne désire se rattacher à aucune École. Au tournant du XXe siècle, ce franco-suisse est devenu l’électron libre des avant-gardes parisiennes, circulant un temps dans le cercle des Nabis. Récemment sorties de l’ombre, ses 1704 peintures, ses 237 gravures et ses nombreuses illustrations font désormais sa renommée parmi les modernes.

Les premiers pas de « l’homme au tube »

Né à Lausanne en 1865, Félix Vallotton grandit sous l’œil rigide d’une famille protestante dont le père, Adrien, travaille dans l’industrie du chocolat. Sensible à la peinture alors en vogue – tout comme son frère Paul, qui deviendra galeriste – il décide à 17 ans de « monter » à Paris, capitale foisonnante de l’impressionnisme, pour se faire une place dans le vaste monde de l’art. Il entre alors à l’illustre Académie Julian afin de suivre les ateliers de Gustave Boulanger et Jules Lefebvre aux côtés d’autres artistes postimpressionnistes. Passionné, le jeune suisse poursuit ses recherches dans les musées et bibliothèques parisiens, fasciné par les toiles classiques de Poussin et d’Ingres, ainsi que celles des grands maîtres germaniques, tels que Hans Holbein le Jeune, Lucas Cranach ou Albrecht Dürer. Vallotton esquisse ses premiers tableaux, en parvenant difficilement à se faire connaître. Privé de sa pension, il vivote alors en faisant des copies, des portraits et des restaurations de tableaux anciens, fréquentant du même coup le milieu anarchiste de l’époque.

Ker-Xavier Roussel, Edouard Vuillard, Romain Coolus et Félix Vallotton par Louis-Alfred Natanson, 1899

C’est en 1885 qu’il expose pour la première fois une toile au Salon des Champs-Élysées : son Portrait de M. Ursenbach est retenu sans néanmoins parvenir à faire connaître son nom. Deux ans plus tard, son Portrait de M. Jasinsky tenant son chapeau est davantage remarqué par la critique, qui le surnomme « L’homme au tube » pour ses audaces rompant avec l’art académique. En fréquentant l’avant-garde artistique de l’époque – dont les futurs nabis – Vallotton se sépare peu à peu de l’École pour s’inspirer des œuvres de Paul Gauguin, Émile Bernard ou encore, des estampes nippones.

Gabrielle Bernheim, devenue Vallotton, 1911

À la même époque, il rencontre une certaine Hélène Chatenay, qui devient sa modèle et sa maîtresse. Étant ouvrière, le mariage demeure inenvisageable pour la famille bourgeoise de Vallotton. Leur union dure tout de même dix années : Chatenay, que l’artiste surnomme « la Petite », envahit ses tableaux et commence elle-même à peindre. Mais Vallotton lui préfère finalement Gabrielle Bernheim, fille d’une grande famille parisienne dont le père, Alexandre, est un éminent marchand de tableaux. Délaissant ses idéaux anarchistes, le peintre y voit là une occasion de faire connaître son art dans un milieu élitiste qui lui fermait jusqu’ici ses portes.

Du noir et du blanc

Sa carrière bascule le jour où son grand ami Édouard Vuillard lui présente un certain Charles Maurin, peintre admiré par Toulouse-Lautrec. Dès 1891, ce dernier l’initie à la xylographie, à une époque où la lithographie en couleur était très en vogue. En jouant sur les contrastes du noir et du blanc, Vallotton renouvelle ce savoir-faire ancestral à travers des scènes contemporaines au style épuré et incisif.

Le mensonge, Félix Vallotton, 1897

Ses premières gravures sur bois commencent à être exposées au Salon des Indépendants. Leur satire sociale et leur puissant lyrisme attirent l’œil des critiques et des visiteurs, si bien que l’artiste commence à se faire un nom dans l’avant-garde parisienne. En dix ans, il réalise plus de 120 gravures sur bois et une cinquantaine de lithographies qui sont exposées dans les Salons, délaissant ainsi la peinture durant un temps. Scènes de rue ou intimes, portraits, baigneuses ou instruments de musique… l’artiste porte toujours un regard intense et ironique sur ses sujets, tout en usant de l’expressivité du bois.

Le coup de vent, Félix Vallotton, 1894

Cette modernité lui vaut d’être remarqué par les Nabis, ces « prophètes » contemporains séduits par les grandes arabesques et les aplats de noir et de blanc de ses gravures. Son ami Vuillard le fait alors rentrer à la rédaction de La Revue blanche, dont il devient le principal illustrateur. Un succès qui lui ouvre les portes de différentes autres revues littéraires et satiriques, telles que Le Courrier français, Le Rire ou L’Assiette au beurre.

Un « Nabi étranger » dans la capitale

Intégré dès 1893 au cercle des Nabis grâce à ses illustres gravures, Vallotton ne cesse pourtant de reluquer sa passion première : la peinture. Naturalisé en 1900, l’artiste n’en demeure pas moins un « Nabi étranger » aux multiples pratiques, plus attaché au lyrisme qu’à l’ésotérisme, et dont l’influence germanique dérange à la veille de la guerre. Il reprend alors la toile au tournant du siècle, ne cessant de peindre des scènes intimes et des paysages lunaires qu’il expose dans la galerie Druet à Paris, dans celle de son frère Paul à Lausanne, puis en Europe. Toujours en recherche de nouvelles formes esthétiques, il révèle peu à peu son talent singulier par ses aplats de couleurs vives, chargés d’intenses émotions.

La chambre rouge, Félix Vallotton, 1898

Dans La chambre rouge (1898), les nuances de rouge envahissent la toile et symbolisent avec éclat les sentiments violents partagés par un couple, visiblement en conflit. Délaissant ses contrastes entre le blanc et le noir, Vallotton joue tout de même avec le rouge et le noir pour laissant transparaître une dualité intense. La palette est alors magistralement utilisée, en se déclinant sur la nappe, sur les murs, sur les rideaux et sur le sol.

Poivrons rouges sur table ronde laquée blanc, Félix Vallotton, 1915

Mais cet « étranger » ne défend pas pour autant l’hégémonie de la palette sur la ligne, rompant une nouvelle fois avec ses camarades nabis. Le 4 octobre 1918, il écrit dans son journal : « L’abondance de la palette mène à la dispersion, à la cohue et aux hasards, ce que je déteste le plus ». Ainsi, chez Vallotton, l’intensité des couleurs est toujours adoucie par la ligne courbe. C’est elle qui participe à leur lyrisme et à la force évocatrice. Dans Poivrons rouges sur table ronde laquée blanc, peint en 1915, le peintre dévoile de quelle manière il enserre la couleur par un contour : si le rouge s’est échappé d’un poivron, c’est pour prendre la forme du couteau délaissé dans l’assiette.

L’œil d’un cinéaste avant l’heure

Une chose est certaine, tout admirateur de Félix Vallotton ne peut rester insensible à sa brillante maîtrise du cadrage. C’est une singularité qui émeut et qui participe, avec les couleurs, à créer des atmosphères mémorables : un pont nous coupe l’horizon, une petite fille au chapeau est aperçue depuis le ciel, un couple minuscule est aspiré par l’immensité d’une plage… Cette multiplicité de points de vue révèle un regard éminemment moderne. Mais d’où lui vient cet œil « étranger » ? Sans hésiter, d’un art photographique en plein essor.

Le Ballon, Félix Vallotton, 1899

Certaines toiles, comme Le Ballon, ont été inspirées de clichés pris avec un Kodak par l’artiste, en 1899. Cela explique l’excentricité de cette vue aérienne, qui fait flotter une petite fille sur un pan de terre en partie ombragé. L’angle nous la présente de haut, de dos, chapeau doré et cheveux au vent. Au loin, les silhouettes de deux adultes étincellent dans l’obscurité. Mais ce n’est pas tout, l’élan de l’enfant, le dynamisme des feuillages, le contraste des lumières créent l’impression d’un mouvement pris sur le vif, d’un instant éternisé.

Une plage de sable blanc, Félix Vallotton, 1912

Mais s’il s’inspire de la photographie, Vallotton ne s’y soumet pas, et préfère toujours réinterpréter ce qu’il voit. Le peintre ne pose d’ailleurs jamais son chevalet en plein air, comme un Monet ou un Renoir : il ne désire pas saisir une impression réelle, mais cherche plutôt à retranscrire l’atmosphère particulière qui s’est imprégnée dans son esprit. Il collectionne les carnets dans lesquels il croque des vues de paysages ou de visages, qu’il peint avec plusieurs semaines de décalage. Ainsi, ses tableaux dégagent un sentiment d’étrangeté, comme un rêve éveillé qui marque durablement l’esprit par son effusion.

Romane Fraysse

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