Qui était la peintre Françoise Gilot, disparue ce mardi 6 juin 2023 ? Certains la définiraient comme celle qui a dit « non » à Pablo Picasso, trop heureux de conter de nouvelles (més)aventures avec le Minotaure. Si nombre d’hommages lui sont rendus, peu évoquent en réalité l’œuvre de cette femme en quête d’indépendance, ne cessant de mettre à l’épreuve la toile pour sonder « le dernier refuge du sacré ». Longtemps méprisée par la France, sa peinture prolifique reste méconnue et nécessite de vastes travaux de recherche pour déterminer quelle a été sa place dans l’histoire de l’art moderne.
Peindre pour soi
C’est le 26 novembre 1921 que Marie-Françoise Gilot naît dans une famille bourgeoise et cultivée à Neuilly-sur-Seine. Son père Émile Gilot, parfumeur et féru de philosophie, est considéré par celle-ci comme un « mentor intellectuel » lui faisant « prendre conscience de qui elle est ». De son côté, sa mère Madeleine Renoult, aquarelliste et céramiste, l’ouvre aux mystères de l’expérience créatrice. En lui interdisant d’utiliser une gomme, celle-ci lui apprend alors à penser chaque trait comme un « cheminement » qui ne rencontre pas d’erreur. Déterminée, mais contrainte de suivre des études de droit, Gilot décide rapidement de privilégier la voie maternelle contre l’avis de son père, qui lui coupe les vivres.
Confiante, la jeune femme ne se laisse pas abattre. Grâce à l’éducation qu’elle a reçue, elle parvient à gagner sa vie en enseignant l’équitation, tout en se formant auprès du peintre Endre Rozsda à l’Académie Julian. Nous sommes alors en 1942, sous l’Occupation allemande. En quête insatiable d’indépendance, Gilot participe à une manifestation contre le régime nazi sous l’arc de Triomphe, et bien qu’arrêtée par la police allemande, en sort indemne contrairement à bon nombre de ses proches disparus lors de ces années sombres. En 1942, c’est avec son amie d’enfance, la peintre Geneviève Aliquot, qu’elle fait sa première exposition dans une galerie parisienne à l’âge de 22 ans.
Si son amie abandonne rapidement le pinceau, Gilot déclare peindre pour se connaître : « Faire la peinture, c’est découvrir ce qu’il y avait dans ma tête ». Cette quête existentielle, qui définit bien l’esprit intellectuel de l’artiste, devient source d’obsession. En 60 ans de création, Gilot réalise près de 1 500 peintures et plus de 4 000 Å“uvres sur papier. « Tant que je serai vivante, je respirerai et je ferai de la peinture », déclare-t-elle. Une oeuvre prolifique dont on ne connaît aujourd’hui qu’un petit nombre de toiles.
Libérée de Picasso ?
L’histoire la plus contée date du 12 mai 1943, jour de la rencontre de Françoise Gilot avec Pablo Picasso. L’acteur Alain Cuny invite la peintre à dîner avec son amie Geneviève Aliquot au restaurant Le Catalan, situé dans la rue des Grands-Augustins. Au bout de quelques minutes, Picasso et Dora Maar entrent et s’assoient à la table voisine. Le Minotaure, rapidement intrigué par les deux jeunes femmes, vient saluer Cuny pour leur offrir un bol de cerises et faire les présentations. Avec une grande délicatesse, l’acteur lui présente respectivement Aliquot et Gilot par ces jolies paroles : « Voici la belle, voici l’intelligente ». Quelques jours plus tard, elles apprennent que Picasso s’est rendu à leur exposition, et ne tardent pas à être invitées dans son atelier, le 17 mai. Rapidement, Gilot commence à fréquenter le peintre espagnol, alors âgé de 62 ans.
Dès cette époque, elle commence à rencontrer l’entourage de Picasso, comme André Malraux ou Jean Cocteau, tout en faisant partie du groupe des Réalités nouvelles, formé par des artistes abstraits comme Sonia Delaunay ou Nicolas de Staël. Si elle est séduite par l’humour du peintre espagnol, et qu’elle apprécie leurs échanges sur la création artistique, Gilot se dira toujours admirative d’Henri Matisse et de Georges Braque, ce qui déplaît profondément au Minotaure.
Devenue sa muse, mais aussi sa femme et la mère de ses enfants Claude et Paloma, la peintre a toujours à cœur de garder son identité et son indépendance. Alors qu’elle expose chez Kahnweiler, et signe avec des galeries à Londres et New York, Picasso devient de plus en plus dominateur et violent, ce qui causera son départ en 1953. En étant la seule à avoir rompu avec le peintre espagnol, l’ironie du sort fait qu’elle est désormais surnommée – et une nouvelle fois enfermée – à travers les mots de son amant : Gilot devient « la femme qui dit non ». En réalité, il semble assez injuste et humiliant de mettre en comparaison les femmes de Picasso, comme celui-ci aimait le faire. Gilot qui dit « non » s’opposerait ainsi aux autres, trop faibles, trop sentimentales. L’histoire paraît un peu trop simple.
Elle est en tout cas celle qui dit. En 1965, installée aux États-Unis, elle publie Vivre avec Picasso, ouvrage dans lequel elle décrit la personnalité cruelle et sadique de l’artiste espagnol, qui tente en vain d’empêcher sa diffusion. Libérée de Picasso ? Françoise Gilot a toujours voulu l’être, se revendiquant artiste et non muse, défendant sa personnalité sans céder aux pièges du peintre. Elle-même aime jouer, mais sans y perdre sa peau. Pourtant, avec sa mort, il est troublant de constater à quel point l’artiste femme est encore réduite à sa biographie et à ses mariages. De nombreux articles « hommage » regrettent qu’elle soit restée « dans l’ombre » du Minotaure sans jamais la mettre en lumière. On parle « des années Picasso », de la « femme qui a dit non à Picasso », de la « muse de Picasso », puis de ses autres mariages, puis de leur influence sur son Å“uvre (et jamais l’inverse), puis de ses enfants, puis de sa reconnaissance tardive. Elle aussi devient victime de cette tendance à parler de la vie au détriment de l’œuvre : qu’a-t-elle peint ? Quel était son style ? Quelles étaient ses recherches ? A-t-elle apporté une modernité ? Quelle place prend-elle dans notre histoire ?
Coloriste et constructiviste
L’œuvre de Françoise Gilot est si méconnue qu’il est difficile d’en parler dans son ensemble. Il est indéniable que des études sur son art deviennent nécessaires. Hélas, si l’artiste a réussi à se séparer du Minotaure, il ne l’a pas quitté jusqu’à la fin de sa vie : écrire Vivre avec Picasso était à double tranchant. La peintre s’est attiré les foudres de toute une société parisienne admirative de l’artiste espagnol, et par là même, est jusqu’ici réduite à leur relation tumultueuse. Il est quand même bon de rappeler que leur relation n’a duré que 9 ans. Gilot a vécu 101 ans et a peint durant 60 années. Il faut pourtant attendre 2021 pour voir la première exposition consacrée à son œuvre depuis son exil au musée Estrine de Saint-Rémy-de-Provence.
Lors de sa première exposition en 1943, Gilot présente plusieurs portraits, notamment de son amie Geneviève Aliquot. Elle réalise aussi des gouaches et des lithographies pour des recueils de poèmes, comme Pouvoir tout dire de Paul Eluard. Plus inspirée par Braque que Picasso, elle s’intéresse à la géométrisation des formes, et cherche peu à peu à minimiser ses moyens pour retranscrire au mieux « ce qui [la] regarde ». Sous l’Occupation, la palette est assez sombre, et cela ne s’arrange pas avec sa série cubiste des cuisines, réalisée durant sa relation avec Picasso, dans laquelle varient les blancs, les gris et les noirs. Avec des toiles comme Liberté, elle est également l’une des seules à donner des représentations de famille parmi les avant-gardes.
Si durant les premières décennies, ses œuvres restent assez proches du cubisme et révèlent peu d’intérêt sur le plan esthétique, son travail devient plus subjectif lors de sa période américaine, par ses recherches constructivistes à travers une couleur intense et un minimalisme de plus en plus assumé : « J’entre dans le tableau par des diagonales. Ça me donne des points de force, comme des flèches ». Inspirée par les kakémonos japonais, elle peint notamment de monumentales toiles abstraites, suspendues et sans cadre, qui questionnent le dialogue entre la peinture et l’espace.
Une peinture cryptique
Absente du paysage français, Françoise Gilot a rencontré plus de succès aux États-Unis. Ainsi, dans une rare interview américaine, elle exprime son goût pour le symbole, et dévoile son esprit conceptuel. Dès la Seconde Guerre mondiale, elle représente l’ennemi allemand à travers un aigle naturalisé. Ses cuisines accueillent quant à elles des couteaux tranchants, incarnant sa relation conflictuelle avec Picasso.
Ainsi, dans l’œuvre de Gilot, chaque élément a un sens caché : « Le langage de la peinture est cryptique en lui-même. C’est comme une métaphore littéraire, mais qui devient visuelle en peinture ». Dans Le Regard et son masque, elle introduira d’ailleurs son ouvrage avec cette phrase éloquente : « Le peintre est un regard. La peinture est son masque ». Ce mystère est bien le signe d’une œuvre en quête d’une vérité originelle – du moins celle de l’artiste – que nous ferions bien de poursuivre durant les prochaines décennies pour comprendre quelle a été sa véritable place dans l’histoire de l’art moderne.
Romane Fraysse
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Image à la une : Françoise Gilot en 1970 dans le studio de l’artiste Jean-Denis Maillart – © Getty – Michel Ginfray/Sygma