Solidité, utilité, agrément : dès le Ier siècle av. J.-C., Vitruve avait théorisé les trois principes d’une architecture harmonieuse. Repris par le classicisme, cette conception rationnelle séduit les théoriciens des Lumières, qui privilégient les deux premières règles au détriment de la dernière : l’esthétique. De finalité utilitaire, l’architecture moderne défend ainsi une standardisation et une objectivité des formes qui imposent désormais leur loi dans le paysage urbain.
Les trois ordres de Vitruve
Pour bien comprendre l’évolution de l’architecture rationaliste, il faut remonter à l’Antiquité romaine, vers le Ier siècle av. J.-C., époque où Vitruve publie son célèbre traité De Architectura. En effet, c’est dans le livre I de cet ouvrage que celui-ci expose les trois ordres nécessaires pour réussir un édifice : « Dans tous ces différents travaux, on doit avoir égard à la solidité, à l’utilité, à l’agrément : à la solidité, en creusant les fondements jusqu’aux parties les plus fermes du terrain, et en choisissant avec soin et sans rien épargner, les meilleurs matériaux ; à l’utilité, en disposant les lieux de manière qu’on puisse s’en servir aisément, sans embarras, et en distribuant chaque chose d’une manière convenable et commode ; à l’agrément, en donnant à l’ouvrage une forme agréable et élégante qui flatte l’œil par la justesse et la beauté des proportions ».
Solidité, utilité et agrément deviennent ainsi les règles essentielles d’une architecture « classique ». Mais il faut attendre la Renaissance pour que ce texte soit sérieusement étudié par les intellectuels et artistes français, qui font des séjours à Rome afin de découvrir les temples et les statues antiques. Ce classicisme s’inscrit alors dans de nombreuses façades parisiennes qui miment certains éléments architecturaux de cette époque lointaine, comme les coupoles ou les pilastres corinthiens.
Le rationalisme des Lumières
L’entrée dans le siècle des Lumières va renforcer la conception rationaliste de l’architecture. À l’Académie française, Fénelon défend déjà un discours précurseur de cette philosophie nouvelle : « Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement, mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice ». Le rapport nécessaire entre agrément et utilité est alors explicitement défini : aucun ornement ne devra apparaître s’il n’a pas de fonction spécifique dans la structure du bâtiment.
Mais cette conception se radicalise progressivement, et renvoie l’« agrément » à un principe « arbitraire » (Claude Perrault) contrairement à la solidité et à l’utilité, qui deviennent les éléments fondateurs du rationalisme. Dans son Essai sur l’architecture (1757), le moine Carlo Lodoli défend ainsi un édifice uniquement fonctionnel, débarrassé de toute décoration, laissant percevoir sa structure interne et s’adaptant à la nature de ses matériaux. De cette manière, tout élément visible doit pouvoir être justifié, et la variation des architectures n’est alors permise qu’à travers l’usage de différentes formes géométriques.
Transformer la ville moderne
Ces prescriptions vont être adoptées au siècle suivant, avec l’architecture néo-classique. Déjà , le théoricien Jean Nicolas Louis Durand défend une architecture qui « ne peut avoir pour but l’agrément, mais bien l’utilité », et dont la symétrie et la simplicité permettent une économie de moyens. En véritable précurseur de la Nouvelle Objectivité, il défend la visibilité de l’ossature à l’aide de poutres apparentes qui témoignent de la solidité de l’édifice. Sous l’influence de Duval, plusieurs architectes suivent alors les règles du rationalisme au sein de la capitale : c’est le cas de son ancien élève Émile-Jacques Gilbert, à qui l’on doit l’Hôtel-Dieu, ou d’Henri Labrouste qui réalise la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Mais le rationaliste qui marque le siècle est sans conteste Eugène Viollet-le-Duc : dans ses écrits, celui-ci définit l’architecture comme un art dans lequel toute beauté doit être admirée par « notre faculté de raisonner ». Paradoxalement, il se fait aussi le défenseur de l’architecture gothique qui s’est développée au Moyen Âge, celle-ci étant selon lui capable d’atteindre des formes esthétiques sans faire usage d’artifices. Ce rationalisme structurel influencera plus tard Le Corbusier, qui désire allier tout jugement esthétique à une analyse rigoureuse des formes et des matériaux bruts. Un fonctionnalisme pur et dur, qui s’illustre parfaitement dans sa fameuse Cité Radieuse, et qui annonce la construction des premiers gratte-ciels.
Un standard utile
Comment théoriser cette architecture rationaliste, déjà conçue par les Anciens, qui fait désormais autorité dans le paysage urbain ? Formes régulières, béton apparent, absence d’ornements… les villes deviennent fonctionnelles, et délaissent plus que jamais l’esthétique de leurs édifices. Avec l’activité industrielle et l’usage de matériaux triviaux, l’usine devient une architecture inspirante pour bon nombre de théoriciens du XXe siècle, comme Le Corbusier ou Renzo Piano avec son étrange centre Pompidou. Cette esthétique « industrielle » se propage alors dans les aménagements extérieurs aussi bien qu’intérieurs.
Si les bâtiments diffèrent d’un plan à l’autre, les principes rationalistes s’accordent donc sur plusieurs points : tout d’abord, la conception utilitaire de l’architecture et le rejet de tout ornement superficiel, l’unification de l’intérieur et de l’extérieur en laissant la structure visible, la répartition optimisée des espaces, et la défense d’une standardisation. Tout comme l’industrialisation uniformise les objets, l’architecture rationaliste le fait dans ses plans. Une conception soutenue par Walter Gropius au sein du Bauhaus : « La standardisation n’est pas un obstacle au développement de la civilisation, mais elle en est, au contraire, une des conditions préalables immédiates ». Répétition, objectivité, conformité… ce courant architectural qui s’impose depuis plusieurs siècles est en train d’enrayer toute personnalisation d’un lieu de vie au profit d’une raison abstraite et omnipotente. Est-ce réellement désirable ?
Romane Fraysse
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Image à la une : La bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris