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Portrait du bohème, un vagabond sans-le-sou devenu « bobo »

Almeida Júnior, Le Repos du modèle, 1882

Le bohème semble être un terme passe-partout dont on peine à définir le sens. La faute à ses origines confuses, ce type social étant né dans l’imaginaire français sous les traits d’un vagabond sauvage qui proviendrait de la région de Bohême. Puis, la Révolution va prendre pour sympathie cette figure romantique, écrivaine à ses heures perdues, qui s’oppose aux tendances consuméristes de la nouvelle société industrielle du XIXe siècle. Mais comme toute voix subversive, celle-ci a fini par se conformer sous l’étiquette contemporaine de « bobo ».

Une identité confuse

Encore aujourd’hui, la définition d’un « bohème » reste une chose peu aisée. Ses qualités, tout comme son origine, étaient déjà floues pour les siècles qui ont vu sa figure émerger dans le paysage français. La bohème vient tout naturellement du mot « bohémien » qui, depuis le XVIe siècle incarne un peuple nomade que l’on croyait provenir de la Bohême, une région située en Europe centrale. Dans une vaste confusion entre ce que l’on appelle désormais les Tziganes ou les Roms, cette figure est victime d’un stéréotype bien français, qui la classe comme un « homme qui mène une vie sans règle », un bon à rien, vagabond et immoral, qui vole en disant la bonne aventure.

Alfred Dehodencq, Bohémiens en marche, 1860
Alfred Dehodencq, Bohémiens en marche, 1860

Toutefois, ce type marginal est progressivement valorisé au temps de la France révolutionnaire. Sans qu’une explication ne soit clairement donnée, le terme de « bohème » se sépare de sa définition d’origine pour désigner une jeunesse littéraire qui émerge dans la société parisienne des années 1830. Figure de l’errance et de la pauvreté, celle-ci vit au jour le jour, tentant de survivre en vendant ses écrits, ou bien ses Å“uvres d’art. Cet intérêt populaire pour les arts et les lettres s’explique par la mise en place d’une société démocratique qui défend un accès facilité à l’instruction et une égalité de droit. En 1842, cette nouvelle « bohème littéraire » commence dès lors à apparaître dans Le Charivari à travers des caricatures satiriques soulignant ses mÅ“urs dissidentes. Mais si certains parviennent à profiter de la mercantilisation de la culture, la majorité d’entre eux vit dans une grande précarité.

Vivre en marge

Dans les portraits esquissés par la presse, les bohèmes sont représentés comme des individus souvent masculins, aux cheveux longs et aux vêtements amples, dont les orientations politiques sont radicales, et la vie nocturne bascule dans les excès en tout genre. Si cette caricature sert à dénigrer cette figure marginale, elle ne parvient pas pour autant à faire taire une fascination toujours plus grande à son égard. Car le bohème n’est pas seulement un écrivain raté accoudé aux comptoirs des bistrots jusqu’à pas d’heure : il est aussi une figure revendicatrice d’une autonomie.

Nicolas François Octave Tassaert, Intérieur d’atelier, 1845
Nicolas François Octave Tassaert, Intérieur d’atelier, 1845

Ainsi, au temps où la presse se développe, il n’est pas étonnant de voir beaucoup de bohèmes littéraires parmi de « petits journaux » comme Le Corsaire-Satan, qui publie les fameuses nouvelles d’Henry Murger réunies sous le titre Scènes de la Bohème. Dans ce texte fondateur, l’auteur esquisse la silhouette de cette figure contestataire, romantique et libre de ses mouvements en s’inspirant de sa propre jeunesse aux côtés de Champfleury et Nadar. Ceux-ci traînent ainsi dans les bals et les cafés du Quartier latin, créent en dehors des institutions et cherchent à s’émanciper des logiques consuméristes de la nouvelle société industrielle.

Posture ou contre-culture ?

Sans le prévoir, Henry Murger se constitue comme le père symbolique de la bohème. Ses nouvelles ne tardent pas à être adaptées au théâtre des Variétés par Théodore Barrière dès 1849, avant d’être publiées chez Michel Lévy deux années plus tard. Le terme de « bohème » est alors en vogue, si bien qu’un guide Paris-Bohème est vendu lors de l’exposition universelle de 1855 à Paris. Et la mort de Murger ne fait que renforcer ce mythe, si bien que cette figure marginale est adoptée par un grand nombre de Parisiens comme une posture. En 1896, l’opéra La Bohème de Puccini s’inscrit dans cette vogue, en devenant un succès à l’échelle internationale.

Cigarette "La Bohême" Fabrik Patras Dresden, affiche lithographiée de Steinlen, vers 1900
Cigarette “La Bohème” Fabrik Patras Dresden, affiche lithographiée de Steinlen, vers 1900

En réaction, certaines personnalités intellectuelles défendent le caractère subversif de la bohème, définie comme une contre-culture. C’est notamment le cas de Jules Vallès, qui voit cette figure comme celle d’un réfractaire qu’il défend dur comme fer dans son célèbre manifeste. D’autres, comme Paul Verlaine, modernisent le bohème du Quartier latin avec l’esthétique du « poète maudit », tandis que sur la butte Montmartre, le cabaret Le Chat Noir rassemble de nombreux libertaires menant une vie vagabonde.

Le nouveau « bobo »

La gentrification progressive de la capitale n’a pas pour autant fait disparaître la vogue de la bohème. Comme bien souvent, toute chose subversive finit par se conformer. Ainsi, depuis le début du XXIe siècle, un nouveau bourgeois-bohème s’est imposé en France : dans le prolongement de la posture adoptée par certains Parisiens des siècles précédents, ce dénommé « bobo » s’illustre comme une figure pseudo-romantique, qui défendrait une vision écologique, esthétique et anticapitaliste de l’existence.

Renaud, Les bobos, 2006
Renaud, Les bobos, 2006

Bien sûr, tout cela n’est qu’une apparence, au même titre que le « hipster » anglais. Né du mouvement post-moderniste, le bobo classé à gauche est souvent vu comme la branche la plus conformiste de la société, souvent moquée pour ses tendances moralisantes et son manque de militantisme. Dans sa chanson Les bobos, le chanteur Renaud s’en moque gentiment, tout en s’incluant dans cette catégorie qui demeure elle aussi assez confuse : « ma plume est un peu assassine / pour ces gens que je n’aime pas trop / par certains côtés j’imagine / que je fais aussi partie du lot ».

Romane Fraysse

À lire également : Le Chat noir, cabaret des artistes de la Belle Époque

Image à la une : Almeida Júnior, Le Repos du modèle, 1882

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