Comment l’une des artistes les plus célèbres du XXe siècle a pu être ainsi effacée de la mémoire collective ? Jacqueline Marval, peintre moderne pionnière, a connu un succès fulgurant et côtoyé de nombreux grands noms de l’art comme Matisse, Picasso ou Marquet. Contrairement à ses homologues masculins, dont le mythe s’est cristallisé avec le temps, Jacqueline Marval est retombée rapidement dans l’anonymat après sa mort. Zoom sur le destin de cette femme hors du commun qui mérite de retrouver sa place dans le paysage artistique.Â
La naissance d’une artiste
Rien ne prédestinait Marie-Joséphine Vallet à une carrière de peintre. Bien au contraire ! Sa vie semblait toute tracée. Elle naît en 1866 à Quaix-en-Chartreuse, près de Grenoble, dans une famille d’instituteurs. Naturellement, la jeune fille est vouée à devenir enseignante elle aussi et se marie avant son vingtième anniversaire.Â
Mais le malheur s’était tapi dans l’ombre… Tout bascule dans la vie de Marie-Joséphine Vallet quand son fils de six mois décède brutalement. Bouleversée, elle décide de changer radicalement de vie, quitte son mari, puis Grenoble quelque temps plus tard. Une fois seule mais indépendante, elle commence par travailler comme couturière-giletière pour subvenir à ses besoins.Â
En 1895, elle pose finalement ses valises à Paris, dans le quartier Montparnasse, des rêves plein la tête… et la ferme intention de les réaliser ! Celle qui se fait désormais appeler Jacqueline Marval (Mar- de Marie et -Val de Vallet) n’a qu’une obsession : devenir peintre. Elle va même jusqu’à découper et clouer ses draps sur des châssis pour se fabriquer des toiles de fortune. Comme l’explique Camille Roux dit Buisson, directrice du Comité Jacqueline Marval à nos confrères de FranceTv, peindre devient plus vital que de dormir dans des draps pour cette jeune artiste.Â
Dans le tumulte de la vie artistique parisienne, Jacqueline Marval retrouve le peintre grenoblois Jules Flandrin, avec qui elle partagera sa vie pendant près de 30 ans. Celui-ci ne manque pas de lui présenter ses amis, à l’instar de Henri Matisse, Albert Marquet, Henri Manguin ou Charles Camoin. Cette joyeuse troupe travaille et partage de nombreux moments ensemble. Â
L’aube du succès
A partir de 1897, Jacqueline Marval devient peintre à part entière. L’année 1901 marque sa première participation au Salon des Indépendants. Elle expose dix tableaux, tous achetés par le marchand d’art Ambroise Vollard. Ses toiles colorées, peuplées de personnages féminins, séduisent le public. L’une d’elles attire particulièrement les regards : L’Odalisque au guépard. L’originalité de cette Å“uvre ? Jacqueline Marval propose ici un autoportrait nu, une pratique extrêmement rare dans l’art.Â
La jeune artiste marque également les esprits grâce à sa représentation du corps féminin, dénuée de l’empreinte du fantasme masculin et d’esthétisme aguicheur. Son chef d’Å“uvre Les Odalisques (1902-1903), en est la preuve. Elle y peint une scène de bordel, avec cinq femmes nues aux regards peu accueillants. Une fois n’est pas coutume, Marval a donné à chacune de ces femmes ses propres traits. Se représenter cinq fois en prostituée – aux corps réalistes qui plus est – est assez audacieux pour l’époque !Â
Selon une théorie expliquée par Camille Roux dit Buisson dans le podcast Femmes d’Art de Marie-Stéphanie Servos, Les Odalisques auraient même inspiré le tableau Les demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso, peint en 1907. En effet, de nombreuses similitudes apparaissent entre les deux Å“uvres : la présence des cinq femmes nues, d’une femme assise à droite, l’ouverture des rideaux au fond, la corbeille de fruit au centre… Picasso a lui aussi donné ses traits à deux des personnages de son tableau. Le célèbre (et controversé) artiste cubiste aurait-il vu Les Odalisques dans l’atelier de Marval, qu’il connaît bien, ou lors du Salon des Indépendants de 1903, puis décidé de s’en inspirer ? Le doute est permis…Â
Bons baisers d’Amérique
En 1913, le succès de Jacqueline Marval dépasse les frontières. L’Armory Show (International Exhibition of Modern Art) la révèle au public américain en 1913 où elle présente L’Odalisque au miroir. La Française expose les années suivantes à San Francisco, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1915, à Saint-Louis, à Pittsburgh ou encore à New-York, lors d’une exposition au Metropolitan en 1919. Le reste du monde ne boude pas non plus Jacqueline Marval, dont on aperçoit l’Å“uvre à Londres, Zurich, Prague, Tokyo ou Ohara.Â
Son succès ne l’empêche de sombrer rapidement dans l’oubli après sa mort en 1932, des suites d’une maladie. Ses œuvres sont dispersées et parfois spoliées par les Nazis lors de la Seconde Guerre mondiale.
Récemment, le travail de Jacqueline Marval était mis en avant dans l’exposition Pionnières, au musée du Luxembourg, à découvrir jusqu’au 10 juillet 2022 !
Lisa Back
Crédit image de Une : Enfant au renard (1913) et photographie de 1912
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