Cette œuvre de Joachim-Raphaël Boronali ne vous dit peut-être rien. Pourtant, elle a provoqué un véritable scandale dans le monde de l’art, au tournant du XXe siècle. Mais qui est donc cet étrange peintre italien, qui se trouve être bien plus malicieux qu’il n’y paraît ?
Une mystérieuse toile au Salon
L’histoire commence au Salon des Indépendants de 1910, qui expose alors nombre d’artistes reconnus tels qu’Alexander Archipenko, Maurice Denis, Amedeo Modigliani ou Marie Vassilieff. Parmi les tableaux présentés, critiques, visiteurs et journalistes se questionnent alors devant une curieuse toile signée par un peintre inconnu. L’œuvre semble être l’esquisse d’un paysage aux couleurs vives, mêlant des touches d’orange et de jaune sur la partie haute, tandis que l’autre moitié est recouverte d’un vert bleuté évoquant la mer. C’est là , tout en bas, qu’on aperçoit la signature « JR BORONALI ». Le catalogue donne quant à lui quelques indices, tout en restant lacunaire : ce mystérieux tableau, intitulé Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, serait attribué à un jeune peintre italien dénommé Joachim-Raphaël Boronali et originaire de Gênes.
La critique n’est alors pas unanime. Certains s’enthousiasment devant la modernité de cette toile quasiment abstraite, fascinés par ce ciel flamboyant et ses miroitements dans l’eau. D’autres au contraire y voient une « croûte » parmi d’autres, ne relevant d’aucun talent. Finalement, le tableau trouve son acquéreur : un collectionneur qui l’emporte pour 400 francs.
Mais peu de temps après, l’œuvre fait de nouveau parler d’elle dans les journaux. Le mystérieux Boronali sort enfin de son silence pour faire connaître au magazine satirique Fantasio son Manifeste de l’excessivisme donnant naissance à un nouveau mouvement pictural : « Holà  ! grands peintres excessifs, mes frères, holà , pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, tous ces tons qui tourbillonnent et se superposent, reflet véritable du sublime prisme solaire : Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! ». Une invitation à l’excès qui provoque un scepticisme général dans le milieu de l’art.
L’ânerie de Boronali
Si vous jugez cette histoire bien étrange, vous n’êtes pas au bout de vos surprises… Puisque l’obscur Boronali se trouve en réalité être un âne ! Bien sûr, l’idée n’a pas germé de l’esprit de la pauvre bête. Ce canular a été manœuvré par le jeune Roland Dorgelès, qui était alors peu ouvert aux audaces de la peinture moderne.
Tout commence le 8 mars 1910, lorsque l’écrivain passe faire un tour au légendaire Lapin agile de la Butte Montmartre. Là , il demande à son tenancier, le fameux « père Frédé », de lui prêter durant une petite heure son âne Lolo. Une fois le marché conclu, Dorgelès s’installe avec la bête dans la cour du cabaret, s’entoure d’un huissier de justice pour témoigner, ainsi que de ses amis le critique d’art Jean Aubry, la chanteuse Coccinelle, le caricaturiste Charles Genty, le peintre Pierre Girieud, le compositeur Georges Auric et l’écrivain André Warmod. Il installe alors au sol des pots de peinture et expose une grande toile vierge sur une chaise en bois. Il place ensuite Lolo de dos, et lui accroche un pinceau recouvert de peinture au bout de la queue. Puis la performance débute. A chaque fois que la bête reçoit une carotte ou des feuilles de tabac, elle agite si frénétiquement la queue qu’elle recouvre la toile de nombreuses traces colorées. Une trentaine de minutes plus tard, l’œuvre est achevée, ce qui ravit le petit groupe de plaisantins.
Pour le canular, Dorgelès pense alors au nom « Boronali », qui se trouve être une anagramme d’Aliboron, en référence à l’absurde âne de Buridan qui finit par se laisser mourir, faute de ne pas savoir choisir entre la paille et l’eau. On peut aussi y voir un clin d’œil à la fable Les voleurs et l’âne de Jean de la Fontaine, dans laquelle Aliboron est un maître idiot qui se croit habile en tout – une subtile satire qui semble tout droit viser les avant-gardes de son temps.
Un canular contre la modernité
Dorgelès finit par avouer qu’il ne s’agissait là que d’un sublime canular. Reçu par le directeur du journal L’Illustration, il atteste que l’œuvre a été peinte par un âne, constat d’huissier à l’appui. Pour le prouver, il dévoile le célèbre cliché mettant en scène Lolo face à la toile. L’écrivain explique alors son acte par la volonté de « montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux qui encombrent une grande partie du Salon des indépendants que l’Å“uvre d’un âne, brossée à grands coups de queue, n’est pas déplacée parmi leurs Å“uvres ».
Mais cette boutade n’a rien d’anodin dans l’esprit de Dorgelès. Son objectif est avant tout de démontrer que tout un chacun peut exposer au Salon et se faire un nom sans aucun talent. Une critique acerbe qui vise autant les fauves et les futuristes, que les critiques jugés ignares. L’écrivain maintiendra toute sa vie une position réactionnaire vis-à -vis de l’art moderne, défendant coûte que coûte un retour au classicisme.
Œuvre d’Aliboron ou de Boronali, toujours est-il que la toile figure de nos jours dans les collections permanentes de l’Espace culturel Paul Bédu et y côtoie des tableaux de Marie Laurencin, Jean Cocteau ou Niki de Saint Phalle. Comme quoi, le triomphe d’un âne perdure !
Romane Fraysse
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