C’est dans le secret des murs du musée d’Art Moderne de Paris que la Fée Electricité s’illumine. Née lors de l’Exposition universelle de 1937, cette fresque de Raoul Dufy a longtemps été considérée comme la plus grande peinture du monde. Habitée par une centaine de figures, elle conte avec brio l’invention de l’électricité au rythme des couleurs luminescentes.
Le sacre magistral de l’électricité
Paris, 1937. La capitale brille de mille feux avec les créations magistrales qui ornent ses rues lors de sa dernière Exposition universelle. Organisé par Edmond Labbé, cet événement d’ampleur a pour projet de démontrer que l’art et la technique ne sont pas des ennemis de toujours : bien au contraire, d’après l’homme, « le Beau et l’Utile doivent être indissolublement liés ». 1937 sonne aussi le trouble de l’entre-deux guerre et les crises sans fin : la paix s’ajoute donc à ses thématiques, incarnée par la dominance de la couleur bleue.
Ce n’est pas moins de 32 millions de visiteurs qui se déplacent pour contempler la création de 300 pavillons représentant une cinquantaine de pays du monde. Parmi eux, le Palais de la Lumière et de l’Electricité vient d’être édifié par Robert Mallet-Stevens sur le Champ-de-Mars, plus de cinquante ans après la découverte de l’éclairage électrique par les Parisiens. Avec son architecture sans fenêtre, ce pavillon servait ainsi d’écran pour projeter des films documentaires et des montages de « chromotypes », sortes de plaques de verre peintes par Raoul Dufy, Georges Rouault ou Fernand Léger – l’actuel Atelier des Lumières n’a donc rien inventé.
C’est dès l’année 1936 que Dufy reçoit la commande d’une décoration monumentale pour le mur courbé du grand hall du Palais. À la demande de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité, le peintre a pour consigne de « mettre en valeur le rôle de l’électricité dans la vie nationale et dégager notamment le rôle social de premier plan joué par la lumière électrique ». Dès le mois d’avril, il se lance alors dans ce projet phénoménal qui durera une longue année.
La plus grande fresque de l’époque
Mais l’ouvrage n’est pas une mince affaire. Pour cet événement spectaculaire, Dufy doit réaliser une œuvre monumentale en un temps record : il faut que la longue fresque soit achevée au bout de onze mois afin d’être présentée au public à l’ouverture de l’Exposition universelle, le 25 mai. Une fois installé dans une usine désaffectée de Saint-Ouen – mise à sa disposition pour l’occasion – le peintre se lance dans l’aventure avec son frère Jean, lui-même artiste, et deux autres artisans.
Dans ce vaste chantier, l’une des premières questions est alors celle de la forme : célébrer l’électricité, oui, mais comment ? Le mur du hall est immense et légèrement courbé, ce qui ne facilite pas les choses. Afin d’épouser cette forme, Dufy renonce à la toile pour travailler sur 250 panneaux de contre-plaqués de bois mesurant 2 mètres sur 1,20 mètres. En préparation, ceux-ci sont alors recouverts d’un enduit de colle de peau qui est poncé afin de rendre le support moins poreux. Pour gagner du temps, le peintre fait ensuite appel au chimiste Jacques Maroger, directeur du laboratoire de recherche du Louvre, afin de concevoir une peinture qui sèche rapidement. Ce que l’on nomme désormais le « procédé Maroger » a été inspiré par les maîtres anciens qui usaient d’une « huile résinée, émulsionnée dans une eau gommée », ce qui donne à la composition un aspect transparent proche de l’aquarelle. Ses pigments sont quant à eux broyés par la maison Bourgeois à Montreuil-sous-Bois – le peintre en utilisera tout de même 500 kg. Dufy commence alors par dessiner les silhouettes à l’encre de Chine : celles-ci ont été conçues à part et ont ensuite été projetées à l’aide d’une lanterne magique afin d’être reproduites. Le tout est ensuite recouvert de multiples couleurs, dont le bleu central. Puis, une fois décoré, chaque panneau est finalement vissé sur une armature métallique, permettant de donner l’impression d’une continuité.
Cette réalisation monumentale est alors une véritable prouesse pour l’époque. Avec ses 600 m2, l’œuvre de Dufy a longtemps été considérée comme le plus grand tableau du monde, avant d’être surpassée par une peinture panoramique de l’artiste allemand Werner Tübke mesurant 1 722m2.
La naissance d’une Fée
Un autre travail conséquent reste celui de la documentation scientifique. Sur une année, le peintre dispose de peu de temps pour s’informer sur l’invention de l’électricité. Avec son frère Jean, ils mettent sept mois à écumer les musées et les bibliothèques, s’entretenir avec des savants, embaucher des acteurs pour poser en costume d’époque, puis réaliser de nombreuses esquisses et une maquette de 6 mètres de long.
Sur 600 m2, de droite à gauche, la composition se présente comme une longue frise déployant l’histoire de l’électricité, depuis les premières observations jusqu’aux réalisations techniques les plus récentes. Sur toute la partie supérieure, on retrouve ainsi les paysages allégoriques de Dufy, disséminant des voiliers ou des oiseaux en plein vol. En dessous se succèdent près de 110 savants et philosophes qui ont contribué à l’invention de l’électricité, dont Thalès de Milet, Aristote, Goethe ou encore Watt et Edison. Puis, au centre, on découvre enfin des dieux de l’Olympe trônant au-dessus des générateurs de la centrale électrique, tous reliés par la foudre de Zeus. On découvre aussi Iris, messagère des dieux et fille d’Electra, qui vole au-dessus de la capitale pour dessiner une longue traînée avec toutes les teintes de la lumière. En mêlant la mythologie à l’histoire, Dufy suit alors la trace de Prométhée : il illustre la manière dont l’électricité a été donnée aux hommes par les grands esprits. Des premières scènes de moisson au bal du 14 juillet, on découvre ainsi comment la vie des hommes s’est peu à peu métamorphosée.
Mais la composition est aussi un chef-d’œuvre par le rythme de ses nombreux aplats de couleurs, qui créent des jeux de contraste entre les tons chauds et les tons froids. Cette brillante orchestration en fait une œuvre lumineuse, qui semble traversée en elle-même par l’électricité. Sur certains aspects, elle rappelle aussi les icônes byzantines, dont les éclats dorés suggèrent une présence mystique.
Si le nom enchanteur de la fresque invite aussi à la rêverie, on ne le doit pas à Dufy. C’est en réalité l’historien d’art Bernard Dorival qui lui a donné ce titre en 1954, reprenant l’expression de Paul Morand, dont l’enfance a été profondément marquée par les lumières de l’Exposition universelle de 1900 : « C’est alors que retentit un rire étrange, crépitant, condensé : celui de la Fée Electricité ; autant que la Morphine dans les boudoirs de 1900, elle triomphe à l’Exposition ; elle naît du ciel, comme les vrais rois ».
Romane Fraysse
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