L’Académie Julian est fréquemment citée dans les biographies des avant-gardes du tournant du XXe siècle, et pourtant, peu d’entre nous sont capables d’esquisser son histoire. En s’ouvrant aux artistes femmes et étrangers, son enseignement moderne a joué un rôle considérable dans l’émergence de nouvelles formes artistiques sous la Belle Époque.
La conquête parisienne de Rodolphe Julian
C’est à Lapalud, dans le Vaucluse, que le jeune Rodolphe Julian naît en 1839 de parents en union libre. Avec sa sœur Mathilde, il grandit dans le petit village où son père est débitant de tabac, avant d’être envoyé à Marseille pour devenir commis dans une librairie. Là , entre quelques après-midi à « bétiser » sur le Vieux-Port, à nager et à jouer à la lutte, le jeune homme se plonge dans la littérature de son époque et se prend de passion pour Balzac. Il s’essaye du même coup au dessin, et rêve, tout comme Eugène de Rastignac, en véritable conquérant de la capitale.
Vers 1860, il décide donc de monter à Paris, malgré les difficultés financières qui l’obligent durant plusieurs années à vivre dans un taudis et à souffrir de la faim. Déterminé à devenir peintre, il suit les cours d’Alexandre Cabanel et Léon Cogniet sans pour autant être inscrit à l’École des Beaux-Arts. Chez lui, il commence à peindre plusieurs tableaux inspirés de la littérature et de la mythologie, comme tout artiste académique. C’est en 1863 qu’il se fait remarquer en exposant six toiles au fameux Salon des refusés, puis dans des Salons plus officiels. Il reçoit alors plusieurs éloges, dont celui de l’artiste Gilbert Privat au sujet de deux toiles : « Ces deux figures de femmes La Jeune Fille et Désolée sont bien dessinées, bien peintes, d’un ton agréable, d’une originalité incontestable ».
Fort de son succès, il s’installe dès 1866 dans un appartement disposant d’un grand atelier au 36 rue Vivienne, ancien vestige de l’hôtel de Montmorency-Luxembourg situé vers les Grands Boulevards. Le peintre habite alors dans une soupente dont la porte est couverte des autographes d’artistes et journalistes venant le voir. Mais par besoin financier, il décide de transformer ce vaste espace en une académie d’art qu’il veut moins élitiste et plus novatrice que l’École des Beaux-Arts. En 1868, l’Académie Julian ouvre ainsi ses portes et acquiert une renommée importante en peu de temps. Le succès est tel que Rodolphe Julian finit par renoncer à sa propre carrière artistique, malgré les louanges prometteuses.
Un vent de liberté dans les ateliers
L’Académie Julian doit en partie son succès à la démocratisation de son enseignement, à une époque où les cours artistiques n’étaient réservés qu’aux hommes. En effet, elle est pour les femmes la seule alternative aux leçons données par l’École des Beaux-Arts, qui ne leur ouvrira ses portes qu’en 1897. Entre les locaux de la rue Vivienne et du passage des Panoramas, les classes sont demeurées mixtes jusqu’à l’année 1880 : à partir de là , les ateliers réservés aux hommes ont été installés au rez-de-chaussée, et ceux des femmes, au premier étage. L’une des audaces l’Académie est alors d’autoriser les femmes à peindre des nus à partir de modèles masculins en caleçon, ce qui constitue une véritable atteinte aux bonnes mœurs de l’époque.
Parmi ses élèves, une grande partie provient aussi des autres pays d’Europe et du continent américain : de manière plus tacite, l’École des Beaux-Arts leur rendait l’entrée difficile à cause d’une épreuve de langue française très exigeante. Entre femmes et hommes, français et étrangers, amateurs et professionnels, cette hétérogénéité fait de l’Académie un lieu d’échanges et d’émancipation malgré qu’on puisse lui reprocher un certain laxisme. Il n’était d’ailleurs pas rare d’apercevoir plusieurs élèves en train de défiler dans les rues, souvent déguisés et amateurs de canulars.
Néanmoins, le lieu est très vite reconnu comme « la première Académie entre toutes celles qui se sont ouvertes en dehors de l’école officielle des Beaux-Arts ». Dès 1903, il présente plusieurs de ses élèves au prix de Rome et offre une reconnaissance aux artistes désirant exposer dans les Salons. Face au nombre considérable de nouveaux arrivants, d’autres espaces ouvrent également au 338 rue Saint-Honoré (1er) 27 galerie Montmartre (2e), au 31 rue du Dragon (6e), au 47 rue du Cherche-Midi (6e), au 5 rue de Berri (8e), au 28 rue Fontaine (9e), ainsi qu’au 45 rue du faubourg Saint-Denis (10e).
Amélie Beaury-Saurel aux rênes de l’Académie
Si l’Académie a été fondée par Rodolphe Julian, comme l’indique d’ailleurs son nom, une femme a rythmé sa vie dès ses débuts. Son nom : Amélie Beaury-Saurel. Née en Espagne en 1848, la jeune peintre commence à fréquenter l’atelier réservé aux femmes à l’âge de 25 ans. Comme les autres élèves de l’époque, elle y suit alors l’enseignement des professeurs renommés de l’Académie, tels que William Bouguereau, Jules Lefebvre, Benjamin-Constant, Jean-Paul Laurens, Pierre-Auguste Cot et Pauline Coeffier. Ce tremplin la fait rapidement accéder aux Salons, jusqu’à obtenir une médaille de bronze à l’Exposition universelle de Paris en 1889.
Illustratrice pour plusieurs revues, elle devient surtout une portraitiste renommée dans la capitale, peignant le président du Sénat Léon Say, Georges Clemenceau, Maurice Barrès, ou encore la journaliste féministe Séverine. Elle-même engagée pour le droit des femmes, elle défend leur entrée à l’École des Beaux-Arts et met en lumière leur audace dans ses toiles. Exposé au Salon de Paris en 1914, son tableau Nos éclaireuses en est un exemple, représentant sept pionnières, dont la poétesse Lucie Delarue-Mardrus et l’aviatrice Hélène Dutrieu.
À partir des années 1880, Amélie Beaury-Saurel devient aussi massière de l’atelier des Panoramas de l’Académie Julian. Elle s’occupe d’abord de la gestion administrative et du choix des modèles avant d’enseigner elle-même. Véritable soutien de Rodolphe Julian, elle finit par l’épouser en 1895, et prend à son tour la direction de l’Académie au moment de sa mort, en 1907. Artiste éminente et enseignante engagée, Amélie Beaury-Saurel reçoit la Légion d’honneur pour avoir fait rayonner l’art français en 1923, un an avant sa mort.
Le berceau des avant-gardes artistiques
Si l’Académie Julian reste aujourd’hui célèbre, c’est parce qu’elle a été le véritable berceau des avant-gardes au tournant du XXe siècle. Grâce à son panel de professeurs émérites et à son ouverture d’esprit, elle est devenue le principal lieu de l’expérimentation artistique, là où l’École des Beaux-Arts défendait principalement les artistes académiques.
Ainsi, ce sont sur ses bancs que les Nabis se sont rencontrés : Paul Sérusier, Édouard Vuillard, Pierre Bonnard, Maurice Denis, Ker-Xavier Roussel et Félix Vallotton se sont insurgés contre l’impressionnisme pour donner forme à une peinture aux couleurs chatoyantes et à la visée symbolique. D’autres grands noms de l’avant-garde ont aussi été formés dans ses ateliers, à l’instar du fauve Henri Matisse, du tubiste Fernand Léger, de l’expressionniste Emil Nolde, du dadaïste Marcel Duchamp, du pionnier de l’art brut Jean Dubuffet, mais aussi du cinéaste Fritz Lang ou du photographe Jacques-Henri Lartigue.
Néanmoins, contrainte de fermer durant la Seconde Guerre mondiale, l’Académie Julian peine à reprendre son activité à la Libération. En 1946, plusieurs ateliers rouvrent sous l’initiative des artistes André Del Debbio et Cécile Beldent, avant d’être définitivement rattachés aux actuels Atelier Penninghen en 1959 et Atelier de Sèvres en 1979.
Romane Fraysse
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