Le mystère, Odilon Redon y consacrera sa vie. Mystère des choses, mais aussi mystère des rêves et des créations. Car dès ses premières heures, l’artiste reste inclassable. Par sa mythologie personnelle, sa sensibilité manifeste et ses traversées dans la couleur, son art énigmatique subsiste en véritable électron libre dans la grande course de l’histoire.
L’éveil pour le mystère
Odilon Redon aurait aimé naître en pleine mer, « un lieu sans patrie sur un abîme ». A quelques jours près, cela aurait pu. En 1840, ses parents reviennent de Louisiane avec son frère Ernest. Lors de ce long voyage en bateau, sa mère Odile est enceinte depuis plusieurs mois. Mais c’est finalement à Bordeaux, le 20 avril, que le futur peintre voit le jour.
De la fratrie des cinq enfants, Odilon demeure le plus fragile. Souffrant d’épilepsie depuis ses 4 ans, le jeune garçon est mené par ses parents à la Basilique Notre-Dame de Verdelais, où une « vierge noire » est connue pour faire des miracles. Après ce périple, afin de le rétablir, la famille croit bon de le confier à son vieil oncle dans une propriété viticole située non loin de là , à Peyrelebade. Dans l’isolement de la campagne profonde, Odilon s’invente un monde d’ombres et d’éclats chimériques. Il passe des heures à s’étendre sur le sol, afin de sentir la fraîcheur de l’herbe et contempler le défilement des nuages. « Je ne vivais qu’en moi, avec une répulsion pour tout effort physique ». De ce cloître, il garde à la fois une fascination et une profonde mélancolie. C’est aussi là , dans ces paysages d’intense clair-obscur, que le garçon commence à se munir de ses fusains.
Heureux de sa guérison progressive, ses parents regardent d’un bon œil sa passion naissante pour le dessin. Dès 1847, il est amené par sa bonne dans les musées parisiens, voyage dont il garde l’empreinte en mémoire des tableaux de drames. De retour à Bordeaux, il reçoit une éducation bourgeoise en suivant des cours de violon et de piano. Là , il découvre les airs de Schumann et les chants sacrés, cet art suprême le réveillant au sentiment de l’infini. Plus tard, il reçoit aussi les leçons de dessin du peintre Stanislas Gorin, qui lui fait découvrir Corot, Moreau et Delacroix. Une autre rencontre déterminante sera celle d’Armand Clavaud, un botaniste qui l’initie à la littérature et aux sciences. « Je dois aux entretiens de cet ami, d’une intelligence si lucide, les premiers exercices de mon esprit, de mon goût, les meilleurs peut-être… ». A ses côtés, il se passionne pour la modernité de Darwin, les recherches de Pasteur, et l’étrangeté des écrits de Baudelaire, Flaubert et Poe.
Envoyé à Paris afin de suivre des études d’architecture, il ne s’y intéresse qu’à moitié et finit par échouer au concours. Entre Bordeaux et la capitale, il préfère s’immiscer dans la bohème artistique et se consacrer à sa passion première, le dessin.
Le noir de l’étrangeté
Installé au boulevard Montparnasse, Odilon Redon fréquente les salons littéraires et fait la rencontre d’Henri Fantin-Latour, Paul Chenavard, Ernest Chausson ainsi que de sa future épouse Camille Falte, qui le soutiendra toute sa vie. Initié à la gravure par Rodolphe Bresdin, l’artiste est remarqué dès 1879 avec son premier album de lithographies intitulé Dans le rêve. Le titre annonce déjà la couleur. Bien avant l’avènement du symbolisme, les 11 planches présentent des visions étranges et oniriques dans un élégant clair-obscur. Créatures difformes, œil flottant, paysages obscurs… l’univers de Redon s’exprime déjà dans toute son originalité, en particulier par l’omniprésence du noir.
Ses « Noirs », il continue à les explorer jusqu’au tournant du siècle. Il jongle alors entre eaux-fortes, pointes sèches, lithographies, gravures, fusains et dessins, dont certains illustrent une édition belge des Fleurs du mal datant de 1890. Remarqué par l’emblématique Ambroise Vollard, il collabore avec lui à de multiples reprises, le marchand le poussant sans succès à se lancer dans la lithographie en couleurs. A cette demande, l’artiste répond : « Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n’éveille aucune sensualité. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme ». Car, en effet, le noir sert avant tout à matérialiser la pensée de Redon. A l’heure où les impressionnistes le congédient, le peintre explore son épaisseur par une juxtaposition de hachures, zébrures et aplats. Admirateur des romantiques, il souhaite faire jaillir de l’obscurité une intensité transcendant la feuille.
Dans son recueil A Edgar Poe, les lithographies parlent d’elles-mêmes en jouant de leur mystère. Les symboles se multiplient : l’eau, tout comme l’œuf, témoignent de l’origine. L’œil remplace le visage pour référer à la pensée clairvoyante, celle qui lit le monde. Tout comme les chauves-souris, des anges déchus flottent dans l’espace pour nous rappeler sa substance énigmatique. L’ensemble forme un orchestre de signes tout aussi évocateurs qu’abscons. En cela, Redon suit l’enseignement de son maître Baudelaire, pour qui « l’étrangeté est le condiment nécessaire de toute beauté ».
L’éruption de couleurs
Néanmoins, dès 1890, des bribes de couleurs surgissent dans les compositions de Redon. Plusieurs bouleversements personnels vont le mener peu à peu à rompre avec ses Noirs. Tout d’abord, la mort de son fils Jean en 1886, puis celle de son ami Clauvaud quatre ans plus tard. Ensuite, la vente de sa maison d’enfance à Peyrelebade. Dans son journal, Redon écrit par désespoir : « Quitter un lieu habituel participe de la mort ».
Le peintre fait alors face à cette succession de drames par une renaissance. Paradoxalement, son œuvre se porte vers la lumière – comme à son habitude, il demeure toujours là où on ne l’attend pas.  Il s’essaye ainsi au pastel et à l’huile, et signe la fin de ses lithographies avec son dernier recueil, L’Apocalypse de Saint Jean. Dès 1900, le noir disparaît totalement de son œuvre. Ses thèmes varient aussi, se tournant vers la mythologie gréco-latine et les scènes mystiques, révélées par l’usage du doré et du bleu profond. Sa rencontre avec Maurice Denis le rapproche alors de la chaleur des Nabis. Avec le peintre, il exécute des panneaux décoratifs dans l’hôtel particulier de son ami Ernest Chausson et dans le château de Domecy en Bourgogne, laissant place à la beauté d’une nature sacralisée. Dès 1902, Redon écrira alors son ami Maurice Fabre : « J’ai voulu faire un fusain comme autrefois, impossible, c’était une rupture avec le charbon. Au fond, nous ne survivons que grâce à des matières nouvelles. J’ai épousé la couleur depuis ».
Une biologie de symbole et d’émotion
Cette métamorphose résonne en Redon comme une révélation. Porté par un véritable idéalisme, tant dans son art que dans sa vie, il peuple ses œuvres de symboles mystiques aux couleurs étincelantes, inspirées des images chrétiennes et hindoues. En rupture avec l’inquiétante atmosphère de ses Noirs, il quitte ses monstres hybrides pour livrer des icônes modernes. Ainsi, il porte sur la nature le regard d’enfant qu’il n’avait pas su avoir à Peyrelebade. Désormais, tout s’illumine et se révèle par l’émotion. Son monde intérieur est toujours là , mais il laisse passer la lumière et s’exprime dans la beauté des paysages transfigurés.
En cela, Odilon Redon se dresse contre les impressionnistes qui, selon lui, réduisent leur art à la simple représentation des choses extérieures. Lui voit, au contraire, l’œuvre comme une manière de transcender les apparences et d’explorer le monde de l’invisible. A une époque où prédomine l’objectivité esthétique, il se range dès ses premières créations comme le précurseur des symbolistes. L’art ne doit jamais décrire, mais toujours suggérer. Si le monde est fait de mystère, il faut tenter de saisir ce qui, par essence, reste insaisissable. C’est dans cet indicible que se cache la beauté. « Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé. Ils sont une sorte de métaphore, a dit Remy de Gourmont, en les situant à part, loin de tout art géométrique. Il y voit une logique imaginative ».
Loin de lui l’idée de fuir le réel : bien au contraire, l’artiste y voit une manière d’autant plus intime de le percevoir. Il s’intéresse de près aux sciences, grâce à son ami Armand Clavaud qui lui permet d’avoir accès à un microscope. On retrouve d’ailleurs dans ses compositions colorées des formes organiques et des teintes minérales, inspirées par cette étude de l’infiniment petit. L’œil observateur est omniprésent, tant dans ses Noirs que dans ses icônes en couleurs. Il est celui du scientifique à travers l’oculaire, mais aussi celui de l’extralucide qui saisit le mystère des choses. L’œil comme un ballon bizarre, se dirige vers l’infini va en ce sens, et pourrait servir de manifeste à Odilon Redon. « L’on me suppose trop d’esprit d’analyse […] Qu’ai-je mis en mes ouvrages pour leur suggérer tant de subtilités ? J’y ai mis une petite porte ouverte sur le mystère. J’y ai fait des fictions. C’est à eux d’aller plus loin ».
Romane Fraysse
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