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Le 54 rue du Château, un rendez-vous surréaliste

Au sein du quartier de Montparnasse, non loin de la gare, la rue du Château était autrefois le lieu de rendez-vous de nombreux artistes et intellectuels, fervents défenseurs de la libre pensée des Années folles. À l’origine de ce phalanstère : Prévert le poète, Yves Tanguy le peintre et Marcel Duhamel l’éditeur qui, aux hasards des rencontres, ont forgé un des lieux les plus déterminants de la pensée surréaliste.

Une bicoque de marchand de peaux de lapin sous une voie ferrée

L’histoire démarre avec deux rencontres fortuites faites par Jacques Prévert lors de son service militaire. C’est après plusieurs années d’école buissonnière et de gagne-pains provisoires que le jeune homme est mobilisé en 1920 à Lunéville où il se lie d’amitié avec Yves Tanguy, avant d’être affecté à Istanbul et de faire la connaissance de Marcel Duhamel. De retour à Paris en 1922, le futur poète fait se rencontrer ses deux nouveaux amis et dès ce jour, leur trio devient inséparable.

Marcel Duhamel, Jacques Prévert, Yves Tanguy, Pierre Prévert

Duhamel est alors le seul de la bande à avoir un emploi, gérant plusieurs hôtels parisiens appartenant à sa famille. D’une générosité sans égal, il commence à héberger Prévert, Tanguy et leurs compagnes (respectivement Simone Dienne et Jeannette Ducrocq) dans une petite chambre, boulevard Bonne-Nouvelle. Mais leurs soirées festives agacent sensiblement le voisinage, qui ne tarde pas à les convaincre de partir.

La rue du Château au début du XXe siècle

En promenade dans les rues de Montparnasse, Prévert et Tanguy repèrent alors une vieille maison à l’abandon située sous un pont ferroviaire, au 54 rue du Château. Derrière une petite grille chancelante, une cour étriquée et sans charme les mène à la mansarde dont la façade est habillée d’une verrière délabrée. Et chose inhabituelle qui n’est pas pour déplaire à l’imagination du poète : cette bicoque appartenait autrefois à un marchand de peaux de lapin, dont l’enseigne est encore inscrite à l’entrée. Enchantés de leur découverte, les deux compères s’empressent alors d’en parler au troisième luron, ravi de jouer les mécènes.

Marcel Duhamel, Yves Tanguy et Jacques Prévert

Et dès 1923, nous les retrouvons donc tous ensemble, installés au 54. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la colocation ne tarde pas à faire de cette maison un lieu privilégié de la bohème. Dans cet intérieur décoré par Pierre Chareau, on aperçoit un long rideau de Jean Lurçat colorer la pièce, dont l’un des murs est gribouillé d’un poème d’Aragon. En crachant des airs de jazz, un vieux gramophone fonctionne grâce à un petit moteur de lave-glace de voiture, posé sur une cage pleine de rats blancs. Et la drôle d’acrobatie se poursuit, puisque cette pyramide est elle-même soutenue par un vivarium rempli de couleuvres qui trône sur une étagère pleine de bouquins. Ainsi, depuis leur aménagement, plusieurs riverains pressent le pas devant le 54, tandis que certains curieux observent à travers la verrière l’excentricité de leur décoration. Bien des rumeurs courent autour de la bicoque, que Duhamel s’amuse à qualifier de « Cabinet du docteur Caligari », n’ayant que faire des on-dit.

Entre débats surréalistes, intenses chamailleries et joyeuses bombances

Poussé par ce grand souffle de liberté, Prévert s’essaye quelque fois à l’écriture de poèmes et de scénarii, sans produire grand chose. Révélé à la peinture en découvrant les œuvres de Chirico, Tanguy commence de son côté ses premières toiles dès 1923, tandis que Duhamel continue de diriger plusieurs hôtels. Et sans surprise, les trois compères rejoignent chaque soir la grande bacchanale des bars de Montparnasse. De la Rotonde à la Coupole, ils traversent les Années folles aux côtés de Kiki, Man Ray ou Foujita. Les bouteilles de vin s’empilent sur les tables, les effluves de cigares embaument les terrasses, et porté par l’ivresse, Prévert amuse ses amis en pointant le ridicule de certains passants. Un soir, en compagnie du journaliste Florent Fels, ses yeux se portent sur un petit homme à l’air suffisant, élégamment sapé d’une veste à martingale. Sans vergogne, il lance à haute voix : « Qu’est-ce que c’est ce que niard ? », après quoi Fels s’empresse de lui présenter Robert Desnos. Et une nouvelle amitié naît ce soir-là.

Jacques Prévert, Simone Dienne, André Breton et Pierre Prévert, 1925

Fascinés par l’esprit contestataire du groupe surréaliste, les trois colocataires du 54 accueillent rapidement Benjamin Péret, Raymond Queneau, Louis Aragon, Paul Eluard, Antonin Artaud et « le pape » André Breton. La maison est ouverte à tout vent, des artistes aux chats errants. De bouche à oreille, le lieu se fait connaître et devient rapidement un véritable phalanstère où se déroulent toutes les réunions surréalistes. Prévert, Tanguy et Duhamel, d’abord en retrait, commencent peu à peu à participer à ces échanges véhéments. On y parle d’anarchisme, de spiritualité, de création ou d’onanisme. On sort les plumes pour écrire des manifestes et lancer des pétitions. On rit, on pense, on se fâche parfois, mais l’imagination travaille. C’est acté : au 54, un esprit d’émulation et de franche camaraderie se dessine lors des rendez-vous de ces libres penseurs (qui semblent malgré tout oublier d’y inclure leurs compagnes).

Et c’est ainsi que naquit le cadavre exquis

André Breton dira du 54 qu’il est le « véritable alambic de l’humour surréaliste ». Entre les peaux de lapin et les trains au-dessus des toits, la maison promet déjà en elle-même une atmosphère rêveuse. Et c’est entre ses murs que l’on se plaît à chanter des rimes, à inventer des calembours, à raconter des histoires absurdes. Plongé dans cet univers irrationnel, Tanguy quitte la figuration pour peindre des lignes entremêlées dans des paysages oniriques et énigmatiques. Enjoué par ses toiles, Benjamin Péret demande alors au peintre d’illustrer son ouvrage Dormir, dormir dans les pierres, tandis que Breton l’invite à inaugurer la Galerie surréaliste, rue Callot. Ainsi, en véritable rituel, leurs rendez-vous au 54 ont fait naître un esprit de cohésion où la création se fait désormais de manière collective.

Dormir, dormir dans les pierres, Benjamin Péret, illustré par Yves Tanguy, 1927

C’est alors qu’un soir pluvieux de l’année 1925, Prévert, après plusieurs échanges passionnés et quelques verres dans le nez, décide de lancer un jeu. Il prend un papier, écrit un mot, le plie pour le cacher à la vue de ses camarades et le passe à l’un de ses voisins qui écrit à son tour, jusqu’à former une phrase. Ce processus permet ainsi de se débarrasser de l’esprit logique, pour laisser les images parler d’elles-mêmes. Une fois avoir fait le tour de la table, le papier est déplié : on y lit « Le cadavre exquis boit un vin nouveau ». C’est ainsi qu’apparaît ce nouveau genre littéraire, qui marie à cœur joie le hasard et l’imagination.

Cadavre exquis d’Yves Tanguy, Man Ray, Max Morise et André Breton, 1928

À partir de ces années-là, Prévert va écrire avec davantage d’entrain, s’associant avec son frère Pierre pour réaliser des courts-métrages et des documentaires. Avec l’aide de Duhamel, ils décident de réaliser un reportage sur le Paris qu’ils chérissent tant, souhaitant relever le caractère populaire et poétique de la ville. En 1928 sortira Paris Express (renommé Paris la belle), dans lequel on peut reconnaître Kiki de Montparnasse, Jeannette Tanguy, ou encore André Prévert, le père du poète.

« Mort d’un Monsieur »

Mais l’année 1928 marque du même coup les premières cassures du groupe surréaliste. Agacé par le ton autoritaire d’André Breton, Prévert décide de quitter la collectivité et en profite pour régler ses comptes avec le « pape » dans un pamphlet aux jeux de mots tranchants nommé Mort d’un Monsieur : « Ce fut la fin, il devint bègue du cœur et confondit tout, Maldoror, Dieu et Dieu, l’encre et le foutre, les barricades et le divan de Madame Sabatier, le marquis de Sade et Jean Lorrain, la révolution russe et la révolution surréaliste… ». Tanguy s’en ira aussi, après cinq années de vie au 54 rue du Château.

Haut : Suzanne Muzard, Yves Tanguy, Jacques Prévert, Marie-Berthe Aurenche / Bas : Luis Buñuel, Salvador Dalí, Gala Dalí, Max Ernst, Jean Aurenche

Quant à Duhamel, il a de plus en plus de difficulté à payer le loyer de la maison, et sa contribution financière au documentaire des frères Prévert n’a rien arrangé à l’affaire. En 1928, il est alors contraint de céder le bail. La maison accueillera quelques années encore le critique de cinéma Georges Sadoul, ainsi qu’Aragon et Elsa Triolet. Puis, dans les années 50, un nouveau pont est construit sur le chemin de fer, conduisant à la destruction d’une partie de la rue du Château, dont le 54. Néanmoins, de cette maison fantôme, Prévert dira : « C’est un lieu rassemblant des gens qui ont été heureux ensemble, qui ont vécu ensemble puis qui, plus tard se sont fâchés. Mais c’est quelque chose qui reste là. C’est l’amitié ».

Romane Fraysse

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À voir : des vidéos de Jacques Prévert et Marcel Duhamel parlant de la rue du Château

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