
Haut lieu de libertinage français durant le XVIIIe siècle, le château de Bagatelle est une mine d’anecdotes passionnantes. Entre sa construction faite en 100 jours, son importante collection d’art et ses résidents célèbres, le domaine retrace plusieurs siècles d’histoire depuis la monarchie de Louis XIV. Situé en plein cœur du bois de Boulogne, cet édifice fermé au public depuis plusieurs décennies, devrait bientôt ouvrir ses portes après avoir été entièrement restauré.
Bagatelle, lieu de frivolités
Vaste domaine de chasses royales au XVIIIe siècle, le bois de Boulogne était autrefois peuplé de différentes bâtisses attribuées à de grands seigneurs. Parmi elles, un élégant pavillon appartenant au duc d’Estrées se trouvait sur l’ancien chemin menant de Neuilly à l’abbaye de Longchamp. Ce dernier, alors maréchal de France, a confié sa construction en 1720 à l’architecte Pierre Mouret, afin de l’offrir à son épouse. Et cela sans savoir qu’il ouvrait le champ à de nombreuses années de libertinage dans cette vaste demeure de l’ouest parisien.

Car, non loin de là se trouvait le château de la Muette, dans lequel logeait une certaine Louise-Anne de Bourbon. Celle que l’on surnommait Mademoiselle de Sens était alors une très bonne amie de la maréchale, qui était réputée pour jouir ouvertement de sa liberté en tant que célibataire. Habituée à accueillir de nombreux convives chez elle, celle-ci aimait en particulier recevoir ses amants nue, sous un vêtement de moine cordelier qu’elle pouvait facilement ôter. C’est donc tout naturellement que les deux femmes utilisèrent le pavillon du duc d’Estrées comme un haut lieu de libertinage où se rendaient les grandes figures de la cour : le nom de « Bagatelle » proviendrait donc de ce sulfureux passé.

Et, malgré la disparition de la maréchale, l’histoire se poursuit de plus belle puisque sa successeuse, la marquise de Monconseil, s’adonne aussi au libertinage en organisant de fastueuses fêtes jusqu’en 1770. Contrainte de devoir quitter le pavillon, faute d’argent, celui-ci devient ensuite la propriété de plusieurs personnes, jusqu’à tomber entre les mains du prince de Chimay, le capitaine des gardes du comte d’Artois.
Une Folie de cent jours
En rendant visite à son capitaine en 1775, le comte d’Artois, frère de Louis XVI et futur Charles X, trouve la propriété à son goût et décide de l’acquérir pour y bâtir sa demeure. Il s’amuse alors à parier 100 000 livres avec sa belle-sœur, la reine Marie-Antoinette, que cette construction sera réalisée en cent jours pour le retour de la cour à Fontainebleau. Débuté le 21 septembre 1777, ce projet démentiel parvient à se faire, au détriment – on s’en doute – des ouvriers. Sous la direction de l’architecte François-Joseph Bélanger, près de 900 hommes ont été engagés pour travailler durant 64 jours et nuits. Inauguré le 26 novembre, le nouveau lieu est nommé à juste titre la « Folie d’Artois », et est doté d’une inscription latine signifiant « petite mais bien conçue ». L’architecture de ce château, inspirée par les façades antiques, est demeurée la même jusqu’à nos jours.

L’intérieur est quant à lui richement décoré à travers une thématique qui poursuit, une nouvelle fois, l’histoire galante du lieu. A l’entrée, on trouve quatre médaillons de stuc réalisés par le sculpteur Lhuillier, qui illustraient plusieurs nymphes s’adonnant à l’amour. La salle de billard et la salle à manger sont quant à elles ornées d’arabesques peintes par Dusseaux et Dugourc – aujourd’hui disparues. Dans le salon, on trouve huit grandes arcades dont les pilastres évoquent la musique à travers des figures comme l’Harmonie ou la Renommée. Il est aussi composé de deux boudoirs ornés de plusieurs panneaux peints par Callet et Hubert Robert, démontés depuis.

A l’extérieur, la cour d’honneur est quant à elle bordée par le bâtiment des Pages, qui prévient encore une fois le visiteur avec un bas-relief exécuté par le sculpteur Roland : L’Amour aux yeux bandés, et L’Amour faisant chauffer une flèche et tenant son doigt sur la bouche. De nombreuses statues à l’antique sont réparties sur les 15 hectares du parc, organisé par le paysagiste écossais Thomas Blaikie. Inspirés du style anglo-chinois, plusieurs fabriques parsèment les jardins et évoquent les grandes civilisations telles que l’Egypte. On trouve ainsi un obélisque, un pont chinois ou une hutte primitive, qui ont malheureusement disparu. Néanmoins, certains ont résisté au temps, comme le grand rocher avec sa chute d’eau, la glacière surmontée d’un belvédère, ou la grotte de l’étang des Cygnes noirs.

Sans avoir beaucoup souffert de la ferveur révolutionnaire, le lieu est transformé en restaurant et accueille durant un temps des fêtes champêtres. Acquis par Napoléon Ier en 1810, il sert de résidence à son fils unique, avant de revenir au comte d’Artois, puis au fils de l’un de ses amis, le comte de Chambord.
Un temple aux collections pharaoniques
En 1832, Bagatelle est finalement vendu au comte de Yarmouth, futur marquis d’Hertford, qui y crée un manège pour les leçons d’équitation du prince impérial. Fervent collectionneur, il investit alors le château d’une partie de sa collection de tableaux, meubles, pendules ou porcelaines. Il rachète aussi une partie des terrains environnants, agrandissant la superficie du parc à 24 hectares : grâce au paysagiste Varé, les jardins se dotent d’un grand lac avec une grotte, d’un kiosque chinois, un pagodon et des bâtiments en brique de style pittoresque. Hertford achète aussi de nombreuses statues, colonnes et vases qu’il dissémine partout dans les jardins.

Pour mieux accueillir ses convives parisiens, il fait aussi bâtir une nouvelle entrée à l’est du parc, dotée de deux imposantes grilles en fer forgé aux extrémités dorées et un élégant pavillon en pierre de style rocaille. Le domaine de Bagatelle devient ainsi un véritable temple des arts, dans lequel le marquis met en lumière l’ensemble de son importante collection. Le projet est si pharaonique qu’il obsède complètement Hertford, soucieux de transmettre sa passion à son fils Richard Wallace. Et son souhait est exaucé, puisqu’à la mort du marquis, celui-ci augmente considérablement la collection par l’achat de nombreuses collections particulières d’armes anciennes, ainsi que d’objets d’art médiéval et Renaissance.

Véritable philanthrope, Richard Wallace décide de prendre soin des plus démunis durant la Commune, en fondant un hôpital et en offrant à la ville de Paris – dont les aqueducs ont été détruits – les fameuses « fontaines Wallace » qu’il a conçues de lui-même. Pour autant, il poursuit son entreprise à Bagatelle, en édifiant notamment un Trianon pour accueillir son fils. Mais à la mort de ce dernier, le collectionneur tombe dans une sombre dépression, qui le mènera à vivre en reclus dans son château. On raconte même qu’il n’assistait pas aux repas de ses invités, et préférait les observer depuis une ouverture installée sur l’un de ses murs. Lorsqu’il disparaît à son tour, Wallace laisse tout de même à sa veuve l’une des premières collections artistiques d’Europe, constituée de près de 5 500 meubles, tableaux et objets d’art, dont les plus importantes séries de meubles de Boulle et de porcelaine de Sèvres connues jusqu’ici.
Une renaissance
Bagatelle finit par être acheté par la ville de Paris, le 12 janvier 1905. Mais sans habitant, le domaine est entièrement délaissé : le pavillon, victime de nombreux pillages, se dégrade peu à peu, tandis que les jardins reprennent leur état sauvage. C’est seulement en 1977, sous l’action de l’adjointe au maire Jacqueline Nebout, que des travaux de restauration commencent à être engagés. A côté de cela, elle préside une association qui organise durant une vingtaine d’années plusieurs expositions dans le Trianon de Bagatelle, et permet de restituer quelques œuvres ayant appartenu au château. De nombreux chantiers revalorisent aussi le parc : consolidation des ruines de l’abbaye de Longchamp, création d’un nouveau kiosque et d’un pagodon chinois sur le modèle de celui de XIXe siècle, ou encore, restauration de la glacière en forme de tour de Babel.

Mais, faute de moyens, les travaux et les animations ont cessé en 2002, lorsque la municipalité a changé. Jusqu’ici, le château est alors resté fermé au public. Il a fallu attendre 2021 pour voir les travaux reprendre sur les façades, les toitures et les menuiseries, ainsi que les décors intérieurs, faisant espérer qu’une ouverture prochaine puisse être enfin possible dans ce lieu au passé festif.
Romane Fraysse
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