Friande des attractions les plus exubérantes, la Belle Époque transforme Paris avec son lot de bizarreries. À une époque où l’on aime faire tourner les tables et créer des ectoplasmes, plusieurs cabarets du boulevard de Clichy rivalisent d’inventivité afin de distraire les badauds grâce à des illusions plus ou moins macabres.
Le bouillonnement de Clichy
Libéré du mur des Fermiers généraux, un grand boulevard se forme en 1864 par la fusion d’anciens boulevards et chemins de ronde du Nord parisien. Celui que l’on nomme désormais le « boulevard de Clichy » profite de son émancipation nouvelle pour faire éclore une ribambelle de cabarets tous plus insolites les uns que les autres. Bien sûr, au siècle passé, des lieux de fête bouillonnaient déjà de l’autre côté des remparts. On y croisait tous les indésirables de la capitale : prostituées, ouvriers ou immigrés fréquentaient alors des guignettes clandestines où l’on s’abreuvait d’un vin détaxé.
Mais dès la Belle Époque, les boulevards deviennent les nouveaux rendez-vous du divertissement parisien. Ainsi, au pied de la butte montmartroise, de nombreux cabarets thématiques rivalisent d’idées pour animer le boulevard de Clichy. À l’heure du spiritisme, les façades se dotent alors de décors illusoires et extravagants, dans la veine des arts forains qui attirent la foule aux portes de Paris. Et cette fascination pour le surnaturel ne date pas d’hier, puisqu’elle s’illustrait déjà sur la scène des théâtres médiévaux.
Au XVe, les « mystères » avaient pour coutume de présenter une succession de récits légendaires dans des décors fantaisistes. C’est à cette époque que naît tout un imaginaire folklorique autour de l’Ancien Testament : sur les planches, les enfers prennent souvent la forme d’un immense gouffre au fond d’une bouche démoniaque. Mais loin de rester enfermé dans une salle, ce théâtre populaire investit la ville en présentant une série de tableaux vivants aux passants, jusqu’à terminer sa procession dans une église. Ainsi, en héritant de ces animations mystiques, les cabarets du boulevard de Clichy s’illustrent comme d’irrésistibles attractions pour les Parisiens en recherche d’extase. Et quoi de mieux que de faire un tour vers la butte sacrée de Montmartre pour s’adonner à ces distractions ?
Le Ciel, une parodie liturgique
Dans ce défilé de cabarets, les premiers pas des flâneurs s’arrêtent sans hésiter au 51 boulevard de Clichy. C’est là qu’un certain Antonin Alexander a acheté deux affaires mitoyennes en 1892 : ici, Le Ciel, et au 53, L’Enfer. Le premier présente un décor angélique, dont les exubérances ne pouvaient qu’attirer le regard : en effet, sa façade blanche et bleue est composée de mille petites étoiles électriques qui ne passent pas inaperçues. Bien sûr, cette opulence va de pair avec la visée parodique du lieu.
Dès l’entrée, la couleur est annoncée. Les visiteurs sont accueillis par un immense cochon doré, du nom de Porcus, et sont invités à se signer devant son autel. À l’intérieur, des chœurs de Séraphins entonnent des psaumes grotesques, tandis qu’un cortège de danseuses célèbre le porc sacré. En suivant, les clients sont accueillis par des serveurs déguisés en anges, et emmenés gaiement jusqu’à une grande salle voûtée. Entre les cierges et les icônes, les convives s’asseyent sur une longue table recouverte d’un drap blanc pour commencer les festivités. C’est là que des fééries foraines s’enchaînent en mêlant les tours de magie, les illusions mystiques et les saynètes avec des créatures surnaturelles. Déguisé en prêtre, Alexander vient lui-même abreuver ses clients d’« eau bénite » en louant les joies promises après la mort.
Des rites sont aussi pratiqués dans une pièce cachée, et les plus fidèles peuvent ensuite « monter au ciel », au premier étage, où les attend saint Pierre. Celui-ci ouvre alors la porte d’une grotte ornée de stalactites dorées : une série d’illusions font intervenir des anges, des voix célestes ou des étoiles scintillantes pour mimer les merveilles du paradis – tout en riant aux éclats face aux prêches parodiques. Puis, pour parfaire cette initiation, les convives sont invités à poursuivre le droit chemin en se rendant à l’adresse voisine : le cabaret de L’Enfer.
L’Enfer, une bouche emblématique
L’Enfer a souvent fait de l’ombre au Ciel grâce à son entrée magistrale : le visiteur se risque à pénétrer dans la gueule béante d’une grande créature démoniaque. Là , il retrouve Antonin Alexander, mais grimé cette fois-ci en Méphistophélès, et accompagné de plusieurs diablotins dissipés. Ils sont tout d’abord accueillis par un portier, qui leur déclare « Entrez, chers damnés ! », et les confie à ses compères dans la salle.
Après avoir pris les commandes, ces diables s’agitent dans tout l’espace, en hurlant « Trois cafés bouillants avec une pincée de soufre pour la table 666 ! ». Et comme si cela ne suffisait pas, les femmes ont aussi le droit à leurs remarques : « Avancez, belles impures, asseyez-vous, charmantes pècheresses, vous serez flambées d’un côté comme de l’autre ».
Telle une véritable attraction foraine, la salle voûtée est éclairée de feux rouges ou verts, et sur toutes les parois, on observe des sculptures de démons se lançant dans une ronde infernale. À droite, deux damnés souffrent dans une grande marmite, depuis laquelle ils jouent des airs de guitare et de mandoline. Quelques effets illusionnistes ponctuent aussi la soirée, à coup de jeux de miroirs ou de lanternes magiques. Parmi eux, « La Chaudière » : un visiteur se place dans une grande marmite pour être cuit par les diables du cabaret, lançant des cris et des jets de fumée. Après ces quelques farces, les convives finissent leur trajectoire vers « L’antre de Satan », une salle obscure animée par des tableaux vivants, où se mêlent des images obscènes et fantasmagoriques.
Il est peu surprenant d’apprendre que cette taverne était le repère régulier du groupe surréaliste. André Breton a d’ailleurs élu domicile au 42 rue Fontaine, précisément à l’angle du cabaret infernal. C’est même dans cet appartement qu’il organisait avec Robert Desnos des séances de sommeil médiumnique, dont on conserve quelques dessins… surréalistes !
Le Néant, l’apogée du macabre
En face du Ciel et de L’Enfer se trouve une troisième adresse rivale, et tout aussi délurée : le Néant. Ouvert en 1894 par l’illusionniste Dorville, ce cabaret célèbre les jouissances terrestres et congédie tout dévot. Au Néant, pas de vie après la mort : « carpe diem » reste le mot d’ordre ! Une philosophie hédoniste soutenue par un guide de l’époque, qui note : « On devrait venir de temps en temps ici pour s’habituer à mourir ». Ainsi, les visiteurs se prêtent là aussi à un rite d’initiation : reçus par des croquemorts, ceux-ci achètent un jeton valable pour « une entrée à la crève » et se placent sur une table en forme de cercueil dans la « salle d’intoxication ». Appelés les « asticots de cercueil », ils reçoivent une bière sous un plafond décoré de tibias et de crânes humains, tout en entendant : « Voici les microbes de la mort, buvez-les avec résignation ». Chaque soir, on leur propose également un menu thématique, parfois composé de « sole pleureur », de « Raie quiem » ou de « bombe funèbre ».
Le parcours se poursuit ensuite dans une « salle d’incinération » peuplée de cierges : là , un client est invité à se « laisser mettre en bière » en se plaçant dans un cercueil, et par des effets illusionnistes, son corps se métamorphose alors peu à peu en squelette. Sans surprise, les clients choisis sont souvent des femmes, que l’on déshabille par un jeu de miroir sans que celles-ci ne puissent le voir – à croire que les femmes deviennent malgré elles des attractions. D’autres salles proposent des animations diverses, comme le « Caveau des trépassés », ou la « salle gothique ». Finalement, on sort de cette traversée macabre par un long couloir sombre et lugubre. Dans leur tour de Montmartre, Georges Renault et Henri Chateau ne paraissent pas réellement séduits par la manÅ“uvre : « Si Le Ciel et L’Enfer dirigés par l’aimable M. Antonin méritent une visite, il n’en est pas de même du Néant, fréquenté par les hystériques et les névrosés ».
Malgré l’inventivité de ces cabarets, la modernité sera bien cruelle. Après la Deuxième Guerre mondiale, les distractions se font désormais dans les salles de cinéma. Les spectateurs préfèrent assister à la projection de films conçus par d’anciens prestidigitateurs en reconversion. Ainsi, les attractions foraines paraissent peu à peu obsolètes, et les lieux ferment les uns après les autres. Avec eux, Le Ciel, L’Enfer, et Le Néant.
Romane Fraysse
À lire également : Le Moulin Rouge, chronique d’un lieu de débauche